Par Danyrou
La fantaisie des Dieux est le nom que les Rwandais donnent à la région de Kibuye située sur les bords du Lac Kivu. La fantaisie des Dieux est aussi le titre de la bande dessinée reportage illustrée par Hippolyte et scénarisée par Patrick de Saint-Exupéry. Ce dernier, journaliste, cofondateur et rédacteur en chef de la très belle revue XXI, est depuis longtemps un grand promoteur de la bédéreportage à laquelle il laisse une place de choix dans les pages de son trimestriel. Ici, Saint-Exupéry nous raconte l’horreur du génocide rwandais alors qu’il y assiste en tant que correspondant du Figaro.
La boucherie avait débuté en avril. Tout le monde savait que femmes, hommes, enfants tutsis étaient assassinés sauvagement à coups de machette par dizaines de milliers. Malgré tout, la communauté internationale ne bronchait pas. Il fallut attendre trois mois de tuerie. En juin 1994, le conseil de sécurité de l’ONU décida finalement de mandater la France pour intervenir sur le terrain — c’est l’opération Turquoise. C’est ainsi que Saint-Exupéry accompagnera les forces d’intervention française qui doivent en principe atteindre trois objectifs : stopper le massacre, protéger les réfugiés fuyant vers la région de Goma au Zaïre, endiguer l’extension du conflit.
Il va sans dire que l’opération ne fut pas une réussite et de nombreuses questions planent encore aujourd’hui sur les motifs réels de l’opération Turquoise. Le général canadien Roméo Dallaire alors à la tête des forces de l’ONU dans la région, accusera à de nombreuses reprises l’opération Turquoise de s’être contentée de protéger et d’évacuer les ressortissants français et certains membres de l’élite hutue ayant participé au bain de sang. (La France entretenait des liens très étroits avec le pouvoir hutu rwandais depuis de nombreuses années.) Saint-Exupéry, dans la bédéreportage qu’il nous offre, sans accuser ses compatriotes d’incompétence et de malveillance, reste toutefois critique du rôle et des actions que posèrent l’État-major et les politiciens français lors du drame.
La fantaisie des Dieux est un aller-retour entre 1994 où l’auteur fut au centre du drame et son retour sur les lieux presque 20 ans plus tard avec un compagnon que l’on présume être l’illustrateur Hippolyte. Il revoit alors des témoins et des gens qu’il a croisés à l’époque. Sans appréhender toute cette histoire d’horreur qui se solda au final par 800 000 assassinats (commis entre le 6 avril et le 10 juillet 1994), Saint Exupéry se penche particulièrement sur l’incident des collines de Bisesero situées à 14 km de Kibuye. Le 27 juin, accompagnant un détachement français il découvrira dans un village abandonné des tueurs qui accueillent la petite troupe comme des alliés venus les aider à finir leur sombre mission. Nous sommes sidérés par la façon bonne enfant avec laquelle un policier et un instituteur revendiqueront plusieurs meurtres :
— Colonel : Vous dites que vous avez tué des enfants?
— Instituteur : J’en avais 80 en première année, il en reste 25. Les autres on les a tués ou ils sont en fuite.
N’ayant pas d’ordres précis, les soldats ne peuvent rien faire et poursuivent leur route, dégoûtés. Ce qui renverse autant Saint-Exupéry que les militaires est l’accueil chaleureux que réservent les génocidaires aux Français, à grand renfort de drapeaux tricolores et de Marseillaise. « Comme si les Alliés avaient été accueillis en sauveur dans les camps de la mort. » Voilà une preuve, s’il en faut, que la mission française est ambigüe et incomprise. De plus, l’on comprend mal pourquoi les supérieurs ne font aucun effort pour clarifier la situation. Plus loin, dans les collines, Saint-Exupéry et le colonel Duval continuent leur patrouille pour découvrir un groupe de 2000 Tutsis rescapés qui résistent depuis avril aux attaques incessantes de l’armée et des milices hutues. Le porte-parole des survivants aura beau supplier les Français de rester, car il sait que les tueurs sont toujours là, ses suppliques seront vaines. N’ayant toujours pas d’ordres précis, Duval et son commando devront abandonner ces pauvres gens à bout de force en leur promettant de l’aide pour plus tard. L’aide ne viendra que trois jours plus tard et sauvera non plus 2000 rescapés, mais 1000.
Saint-Exupéry se pose alors la question du pourquoi de ce délai. Pourquoi ne pas avoir agi plus vite? Bisesero selon le journaliste sera la goutte d’eau qui permet de comprendre la mer de folie et de sang qui a englouti ce magnifique pays au climat parfait, aux richesses naturelles inouïes et aux paysages magnifiques. J’aurais tant à dire encore sur cette bédé coup-de-poing, mais je vous laisserai la découvrir par vous-même. Le beau dessin d’Hippolyte qui n’en est pas à ses premières bédéreportages et collaborations avec Patrick de Saint-Exupéry utilise souvent différents moyens graphiques pour nous faire comprendre le désarroi et la perte de contact avec la réalité chez les témoins. Une bande dessinée essentielle, du grand reportage qui nous permet de ne pas oublier cette sombre page d’histoire qui fit ressortir toute l’indifférence de l’Occident vis-à-vis de l’Afrique lorsque ses intérêts ne sont pas compromis.
8/10
La fantaisie des Dieux; Rwanda 1994
Auteurs : Patrick De Saint-Exupéry (Scénario) Hyppolite (Dessin)
Éditions : Les Arènes
88 pages