
par Pedro Tambièn
Voici un chef d’œuvre du 9ème art dont vos enfants et petits-enfants parleront encore dans 89 ans.
Ce comic, paru en novembre 2014, fait partie de la série loufoque Multiversity. Son scénariste, l’Écossais Grant Morrison, s’est d’abord fait connaître par ses explorations métaphysiques de l’univers d’Animal Man. Il a été le premier créateur à s’insérer dans l’univers du personnage qu’il scénarisait et à traiter de drogues transcendantales dans une série de super-héros. La scène d’anthologie où Animal Man prend du peyote, devient conscient du fait qu’il n’est qu’un personnage fictif sur une page de papier et crie au lecteur « JE PEUX TE VOIR » en le regardant dans les yeux reste ancrée dans la mémoire de tous ceux qui l’ont lue. Plus tard, Morrison créé la série « The Invisibles », influence principale de La Matrice, avant de se lancer, entre autres choses, dans la réinvention des univers des X-Men, puis de Batman.
Multiversity explore les univers alternatifs de DC et le troisième chapitre (The Just: #earthme) par exemple porte sur un univers où les fils des super-héros les plus connus (Batman, Superman, etc.) sont des vedettes blasées. Le cinquième chapitre rappelle l’époque ultra-naïve du Captain Marvel et son fameux « Shazam ! » qui réglait tous les problèmes. Ces fascicules d’une vingtaine de pages ont en commun un ennemi qui s’infiltre dans leur univers par l’entremise d’une bédé hantée qui tente de dévorer l’héroïsme de chaque univers. Vous l’aurez deviné, Grant Morrison est un cas à part dans le monde aseptisé des comics populaires. Ses scénarios sont souvent touffus et durs à déchiffrer.
Cependant, il publie ses meilleures créations (We3, Flex Mentallo et surtout All Star Superman) quand il est accompagné de son compatriote Frank Quitely aux dessins. Je ne sais pas si ce sont les représentations à la fois ultra-détaillées et limpides de Quitely qui nous permettent de mieux transpercer l’opacité des scénarios de Morrison ou si celui-ci réserve ses chefs d’œuvre pour son dessinateur préféré. Toujours est-il que Pax Americana offre des moments exceptionnels, comme cette double-page de 32 cases qui présente trois chronologies différentes sur un même lieu et qui explique le cœur de l’intrigue. D’ailleurs, il est rare que le nom du coloriste soit affiché sur la page couverture d’une bande dessinée, mais le travail de Nathan Farber est exceptionnel, que ce soit sur cette double-page où les nuances des ombres permettent de déterminer laquelle des chronologies le lecteur est en train d’observer ou, par exemple, lorsque du sang se mêle au S du sigle présidentiel américain pour représenter (encore) un ruban de Möbius.

Dans Pax Americana, le lien avec la Multiversité est plus subtil. Au premier degré, cette histoire semble être un hommage aux Watchmen d’Alan Moore, que plusieurs considèrent comme le pionnier des bédés de super-héros sombres et violents. Si vous n’avez vu que le film, vous reconnaîtrez vite l’archétype de Rorschach, du Dr Manhattan, etc. Si vous avez lu l’original, vous retrouverez certains clins d’œil comme les zoom-out, les dialogues qui commentent ironiquement l’action des super-héros ou encore la récurrence d’un symbole pacifique ensanglanté. De plus, les personnages de Pax rendent aussi habilement hommages aux super-héros d’antan (Charlton comics).
Au second degré, nous lisons une réponse de Morrison à Moore : « En voulant déconstruire ce genre des comics, tu les as gâchés. Maintenant, il est impossible d’apprécier les super-héros sans voir la violence et la manipulation sous-jacentes dans chaque case ». Plusieurs scènes poignantes traitent de la perte de l’innocence face à ce qui devrait être fantastique et irrationnel. L’ennemi de la Multiversité semble être ce désir des adultes de continuer à apprécier ces d’histoires qui auraient dû rester naïves.
Au troisième degré, c’est un récit qui montre, par sa perversion et son labyrinthe sans issue, que les théories de complot qui pullulent actuellement sur les réseaux sociaux ne font aucun sens, car ces complots ne pourraient que trop facilement se retourner contre ceux qui les fomentent, comme c’est le cas dans cette fable.
Au quatrième degré et plus, Pax Americana ouvre la porte à tant d’interprétations et de concepts ésotériques (la théorie intégrale de la conscience, le dieu romain Janus, la perception en quatre dimensions des particules subatomiques, le ruban de Möbius) que cette bédé peut être analysée en long, en large et de travers pendant des mois. Il existe plusieursblogs qui ont répertorié toutes les références, tous les liens entre l’histoire de ces personnages et la philosophie de Grant Morrison. Ces références sont présentes à chaque case, et dans chaque blogue que vous lirez, vous apprendrez quelque chose de différent et serez éblouis par l’effort des créateurs dans la conception de Pax Americana.
∞ / 10
par Mathieu T
Dès les premières cases, le lecteur sait qu’il affronte une oeuvre difficile et exigeante. Ses yeux ont beau scruter chaque détail encore et encore, il ne comprend pas. Quelques pages plus loin, la brume semble s’estomper, mais non. Son cerveau vogue d’île en île croyant à chaque fois discerner le deus ex machina jusqu’à la dernière case où, pantois, il en redemande. Il faut alors relire. Plusieurs fois.
Les mondes de Grant Morrison, bons ou mauvais, sont terriblement demandant pour notre rationalité. Ils défient à la fois notre envie de classer la réalité et de la ranger dans de petites cases (The Invisibles) et celui de participer à une déliquescence psychédélique qui nous dépasse (Arkham Asylum). Pax americana n’échappe pas à cette mortelle logique, pour le meilleur et pour le pire.
Au départ, cette bédé s’inscrit dans le Multiversity, un ensemble de neuf one-shot intereliés écrit par Morrison et dessiné par divers artistes. Chaque bédé se déroule sur une Terre différente et chaque histoire ressuscite de vieux superhéros obscurs. Déjà, le projet n’est pas simple à décortiquer et Pax Americana en est la quatrième histoire.

Le récit démarre sur les chapeaux de roue et déconstruit littéralement un meurtre. Puis, la machine morrisonnienne s’embale. Histoires croisées, personnages à triple personnalité, concepts ésoté-scientiques, critique sociale acerbe. Nous avons droit à des pages d’une richesse incroyable (frissons bédéesques garanties) et de confusion totale. C’est là que le bas blesse et je pose la question : une œuvre peut-elle être complexe sans être compliqué ? Enfant de l’internet, ai-je le goût de me casser la caboche ? La possibilité de multiples interprétations (allez voir sur le net, c’est délirant) m’angoisse t-elle à un telle point que mon cerveau fige ? Même le trait normalement précis et reconnaissable de Quitely semble plus mou (regardez les bas de pantalons des personnages), comme si le flou scénariste avait gagné l’honorable dessinateur. Mais à côté, des pages absolument immenses.
Amusons-nous tout de même à gloser. La relation entre Pax Americana et The Watchmen est évidente, du dessin à l’histoire (la tache de sang du début en vous dit rien ? Vraiment ?). Connaissant la relation antagoniste qu’ont tissé Alan Moore, le savant fou, et Grant Morrison, le génial illuminé, le lecteur est en droit de se demander quelle est la nature de la critique que formule Morrison. Mais l’interrogation demeure. Cette bédé est-elle géniale parce qu’indéchiffrable, parce qu’elle laisse trop de place au déchiffrable ou parce que c’est une gigantesque fumisterie?
Hum…/10
Pax Americana # 1
Auteurs : Grant Morrison (scénario) Frank Quitely (dessins)
Éditeur : DC Comics 2014
40 Pages
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