Par Dany Rousseau

Lorsqu’en 1941, Irène Némirovsky rédige le manuscrit de la Suite française : Tempête en juin dans un petit hôtel du Morvan où elle s’est réfugiée avec sa famille fuyant l’avancée allemande, elle ignore que celui-ci ne sera publié que 60 ans plus tard. Arrêtée en 1942, Némirovsky sera déportée à Auschwitz et assassinée la même année. Les manuscrits sauvés par les filles de l’écrivaine, cachées tout au long de la guerre, ne seront redécouverts qu’à la fin des années 90. Suite française : Tempête en juin est finalement publié chez Denoël en 2004 et comme un pied de nez à l’horreur, remporte le prix Renaudot à titre posthume.Débutant lors de la déroute de l’armée française, l’auteur raconte l’exode de la population parisienne fuyant le bruit des bottes allemandes. Sous la plume de Némirovsky, le banquier Corbin, les petits employés de banque Michaud, le clan Péricand, l’infortuné abbé Philippe, le sinistre Corte se joignent au flot de réfugiés encombrant les routes de France. Écrit presque en temps réel — moins d’une année après les évènements —, le récit devient quasi documentaire. C’est la guerre en direct!
Voilà pour le roman. Mais qu’en est-il de l’adaptation bédé d’Emmanuel Moynot (connu comme le dessinateur ayant repris la plume de Tardi pour les adaptations de Nestor Burma) ? La mise en case d’un roman aussi touffu mettant en scène autant de personnages n’est pas une mince tâche. Afin de nous aider, l’auteur fournit en guise de préambule une présentation de tous les protagonistes et tout au long du roman graphique de plus de deux cents pages, il alterne d’un groupe à l’autre. Laissés à eux-mêmes, sans l’encadrement d’un État se liquéfiant à mesure que la défaite devient inéluctable, les besoins pressants de nourritures, d’abris ou d’essence imposeront progressivement la loi du « chacun pour soi » où la morale prendra congé sous de nombreux rapports. C’est à ce moment que les relations entre les différentes classes sociales traditionnelles deviennent plus floues et sont à redéfinir en ces temps de chaos.

Moynot rend bien la tension et l’inquiétude du roman. L’angoisse des chasseurs allemands mitraillant les colonnes de réfugiés et l’incertitude du lendemain, plongent ces gens sans histoire hors de leur zone de confort. Le noir et blanc hachuré sied à merveille à cette bédé sombre. Une bonne adaptation, mais avec quelques réserves, la principale étant que le nombre important de personnages et d’histoires parallèles du roman rend son transfert en case difficile. Les éditions Denoël auraient pu offrir un album plus volumineux ou un deuxième tome. Cette entreprise trop ambitieuse trouve difficilement sa place dans un espace limité. Même si Moynot rend les personnages authentiques, on s’attache peu car ils ne font que quelques apparitions épisodiques. On voudrait en savoir plus et tout semble aller trop vite.

Moynot, dans les circonstances, effectue tout de même un grand numéro d’équilibriste. Son découpage rend heureusement le tout intelligible et au final quand même agréable. Il alterne à merveille dialogues, extraits narratifs du roman et cases muettes. L’émotion n’est cependant jamais loin lorsque l’on se rappelle que ce texte est contemporain des évènements et que l’auteur ne verra jamais la fin de cette histoire[1].
7.5/10
Suite française : Tempête en juin
Auteur : Emmanuel Moynot
Éditeur : Denoël Graphic
224 pages
[1] Némirovsky avait prévu cinq volets à sa Suite française. Malheureusement, elle n’en terminera que deux, soit Tempête en juin et Dolce, dont l’adaptation au cinéma est sortie en France le 1er avril. Les trois autres tomes de sa fresque devaient se composer de Captivité dont les grandes lignes étaient écrites, ainsi que de Batailles et de Paix, encore en projet.