Par Dany Rousseau

Lorsque le bédéiste Troubs part en 2008 pour animer des stages de bédé sous la gouverne du Centre culturel français d’Achgabat, la capitale du Turkménistan, il dut regarder sur une carte où se cachait sa destination. Enclavée par la mer Caspienne, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, l’Afghanistan et l’Iran, cette ancienne république soviétique est l’un des pays les plus secret et refermé sur lui-même de la planète. Malgré ce léger défaut, Troubs tomba amoureux de ce pays constitué à plus de 80 % de désert de sable noir.
C’est pourquoi lorsqu’en 2009, on lui offrit une nouvelle occasion de s’y rendre pour 20 semaines, il se précipita sur l’opportunité. Toujours sous l’égide du Centre culturel français, Troubs fut en charge de la publication d’un recueil de 20 poèmes de Prévert illustrés par Gurban, peintre célèbre local. Lors de ce deuxième périple, Troubs en profita pour mettre sur papier dessins et observations afin de nous donner aujourd’hui le livre Sable noir : 20 semaines au Turkménistan.
Illustré à l’aide de crayonnés et de croquis à main levée, le travail du bédéiste nous permet de découvrir agréablement ce pays situé en marge du temps. Les parallèles entre le Turkménistan et la Coré du Nord sont multiples. Le culte de la personnalité du premier président postsoviétique Niazov est omniprésent. Le Tripode de 75 mètres couronné d’une statue en or de 12 mètres du dictateur décédé en 2006 n’est qu’un exemple spectaculaire de la folie des grandeurs de celui qui mena cette population pauvre et peu éduquée. Comme le Juche de Kim-Il-Sung, le Ruhnama de Niazov est le livre de tous les livres. Bouilli indigeste de coran, de textes marxistes-léninistes et de légendes turkmènes, ce guide qui doit être « lu comme une prière » est enseigné dans toutes les écoles. Le successeur de Niazov, Gourbangouly Berdymoukhammedov — affectueusement appelé Berdy — n’est pas en reste à ce propos. Son portrait est présent partout. Il possède aussi comme son prédécesseur et ses homologues nord-coréens de grands talents d’homme de lettres. Ses livres sur la poésie, le gaz naturel ou la médecine sont presque les seuls disponibles dans les quatre librairies autorisées du pays. Outre ces chefs d’œuvres et ceux de Niazov, toute littérature distribuée dans le pays doit être approuvée et préfacée par Berdy!

Tout en travaillant sur son projet d’édition, Troubs parcourt le pays, dessine paysages et habitants et espère pouvoir rencontrer ce peuple encore ancré profondément dans ses traditions tribales. La mission est toutefois difficile. La population locale craint et évite l’étranger. L’État policier ubiquitaire limite les contacts avec les touristes. Si l’Occident est décrié par le discours officiel nationaliste, dans la discrétion des hôtels de luxe, les Occidentaux sont sollicités avec insistance par la classe politique corrompue. Troubs découvre que de nombreuses multinationales, dont Bouygues, le géant français, sont incrustées dans toutes les sphères du pouvoir ubuesque. Si l’auteur se pose de sérieuses questions sur la moralité de l’étroit partenariat de son pays avec une nation où les droits de l’homme sont un concept digne de science-fiction, les coopérants français lui expliquent que couper les ponts serait encore plus catastrophique pour les Turkmènes. « Le fait qu’il y est des entreprises étrangères ici permet d’avoir des représentations diplomatiques. »

Le portrait de cette dictature par petite touche est toutefois sans vision d’ensemble, ce qui conséquemment nous laisse un peu sur notre faim. Même si l’esprit du livre ne se voulait pas un reportage bédé; même si Troubs se définit davantage comme un voyageur dessinateur plutôt que comme un Emmanuel Lepage ou un Guy Delisle, à certains moments nous aurions aimé avoir davantage de détails. Quoi qu’il en soit, Troubs montre bien toute la folie de ces dirigeants qui font d’un pays leur terrain de jeu. En terminant la lecture, nous sommes intrigués par cette région que nous connaissons mal; rien ne vous empêche alors comme moi de vous précipiter sur Google pour en savoir davantage et je vous promet que vous n’êtes pas au bout de vos surprises.
7.5/10
Sables Noirs : 20 semaines au Turkménistan
Auteurs: Troubs
Éditeur: Futuropolis (2015)
110 pages