Par Dany Rousseau

Le paysage est sombre, lourd, étouffant. On dirait l’hiver. Brodeck, survivant des camps que l’on présume nazis – car ici tout est suggéré, rien n’est nommé –, sort de la forêt et se rend vers l’auberge-épicerie Shloss, le seul établissement commercial du village. Dans la salle principale, tous les hommes du hameau sont présents. Avec surprise, ils observent Brodeck qui vient de faire irruption pour prendre du beurre pour la vieille Fedorine qui vit avec lui, sa femme et sa fille au cœur des bois. Les visages sont dessinés en clair obscur, à la Rembrandt. La tension est palpable. Brodeck comprend rapidement. Ses concitoyens viennent de poser un geste irréparable : ils ont assassiné l’« Anderer », l’Autre dans le dialecte local. Il était arrivé en cheval au village il y a quelques semaines et logeait chez Shloss. Personne ne le connaissait. Le chef du groupe brise finalement le silence en s’approchant de Brodeck et lui demande d’écrire un rapport sur ce qui vient de se passer. Habitué d’écrire régulièrement étant garde forestier, Brodeck devient le scribe tout désigné et le seul à ne pas avoir participé au crime. Il devra écrire ce qui c’est « vraiment » passé.

Voilà une longue introduction pour bien comprendre que Manu Larcenet nous amène dans l’univers de Philippe Claudel et son excellent roman Le rapport de Brodeck (2007). Dans ce premier tome – qui en comptera deux –, nous plongeons en apnée dans ce village présumé alsacien. Brodeck rédigera comme on lui demande son rapport sur les évènements, sur « l’Ereignïes » comme on l’appelle. Toutefois, en secret, Brodeck fait aussi le récit de sa détention au camp durant la guerre. Il parle de l’avilissement dont il a été victime; réduit au statut de chien par des bourreaux dessinés par Larcenet comme des monstres aux visages informes. Il note ses observations sur son angoissant village. Il écrit ses sentiments sur ses voisins dont l’âme sombre n’a d’égale que le trait de l’auteur pour illustrer leurs gueules patibulaires. Brodeck raconte aussi l’arrivée de « l’Anderer » au village. L’étrange visiteur mi-savant, mi-artiste, sympathique et ouvert n’attire sur lui que soupçons et paranoïa. Son arrivée par le même chemin que jadis l’envahisseur, son cheval, alors qu’il n’en reste plus dans la région ayant été tous mangé durant la guerre, les longues heures qu’il passe à dessiner, tout et je dis bien TOUT dans « l’Anderer » ne provoque que peur et mystère.
« L’Autre » représente ainsi le miroir de ce que les habitants de ce trou perdu ne sont pas. L’image du reflet qu’il leur est rendu devient vite insupportable. D’où vient cette violence déchainée contre cet étranger affable? Le Rapport de Brodeck est au final une fable poignante sur la peur avec un grand P. Sur le réflexe humain qui cherche souvent à détruire ce qu’il ne connait pas lorsque l’ignorance et l’étroitesse d’esprit lui tiennent lieu de compagne.

Larcenet est l’auteur bédé le plus talentueux de sa génération, un maître en la matière pour nous immerger autant dans le glauque (Blast) que dans la sensibilité (Le combat ordinaire) que dans l’humour déjanté (Les rocambolesques aventures de…). L’adaptation du Rapport de Brodeck est une autre occasion d’apprécier l’immense talent de Manu Larcenet. Tout en respectant scrupuleusement le verbe de Claudel, Larcenet au dessin noir et blanc, précis comme un bistouri, s’approprie entièrement l’œuvre. Par ses ambiances pesantes, le dessinateur nous donne le goût de fuir cette vallée qui nous met la boule au ventre. Cependant, paradoxalement, les secrets, les non-dits, la curiosité nous retiennent pour en savoir davantage et accompagner Brodbeck pour qui on craint le pire. Si vous n’avez qu’une seule bédé à vous procurer ce printemps, c’est celle-ci ! Je mentionnerai en terminant l’effort de Dargaud pour produire un contenant à la hauteur du contenu. La présentation est magnifique.
10/10
Le Rapport de Brodeck : Tome 1 L’autre
Auteur : Manu Larcenet
Édition : Dargaud (2015)
158 pages
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