Par Dany Rousseau

Junker du bédéiste belge Simon Spruyt est un livre étrange. Si avant de rédiger une critique, je relis souvent les passages importants de la bédé dont je vais traiter, il est rare que je me retape une oeuvre d’un couvert à l’autre. La première lecture de Junker m’avait laissé un peu perplexe. La deuxième m’a permis d’appréhender toutes les subtilités de ce roman graphique singulier ayant pour thème la fin d’une époque et la perte de l’innocence.
Un junker étant par définition le fils d’un propriétaire terrien allemand inscrit dans une école militaire, c’est donc le cadet de la famille Von Schlitt, Ludwig, qui raconte l’histoire des siens et du même coup, celle de cette petite noblesse prussienne, militariste et fauchée dont la splendeur s’éteint petit à petit en ce début de XXe siècle. Élevé principalement par Gretchen, la seule domestique que le capitaine Von Schlitt peut se permettre de garder, Ludwig grandit dans un manoir sinistre qui ne reçoit plus le beau monde d’antan. Avec un père sévère blessé lors de la guerre de 1870 et une mère vivant dans un sanatorium en Suisse, la seule véritable joie de Ludwig est l’arrivée pour les vacances de son frère Oswald, élève officier à l’école des cadets royaux.

Une fois Oswald revenu, l’évènement de l’été est le voyage annuel vers Davos pour visiter leur mère. Frau Von Schill est une femme arrogante et désagréable. Elle croit et réclame que son titre de noblesse lui garantisse toujours une place de privilégié dans une société européenne en plein bouleversement où les rapports de forces changent.
Lorsque Ludwig entre à son tour à l’école des cadets royaux pour devenir comme tous les Von Schlitt avant lui un courageux cavalier prussien, il s’inscrit vite en rupture de banc avec ses ancêtres dès qu’il découvre cette merveille d’ingénierie de la mort qu’est la mitrailleuse Maxime. Symbole absolu de modernité, crachant 600 balles par minute, elle provoquera une passion malsaine chez Ludwig. Il en connaitra vite tous les secrets et en reproduira de mémoire tous les schémas techniques, ne soupçonnant pas vers quel sombre méandre de l’âme l’entrainera son engouement.
Fable humaniste et anti-militariste, Junker bouleverse avec une fin inattendue qui nous reste en tête longtemps après la fermeture du livre. Ludwig, par sa passion pour une arme moderne, représente pour le monde d’où il vient un certain sabotage, presqu’un suicide (je reste volontairement vague ici pour ne pas vendre la mèche). C’est le chant du cygne d’une civilisation européenne qui persiste et s’accroche à son passé, dont les valeurs disparaitront dans les tranchées de 1914. Il faut voir dans Junker une illustration baroque de la fin d’un mode de production médiéval au profit d’une économie capitaliste industrielle arrivée à son apothéose avec la production d’arme comme la Maxime. Le scénario de Spruyt, qui avait surtout fait du strip jusqu’à maintenant, est très bien maitrisé. Il nous amène habilement sans que l’on s’y attende vers cette fameuse finale qui nous laisse sans mot.

Le dessin monochrome blanc et bleu, très simple, fait une forte impression. Spruyt réussit à créer de nombreuses émotions avec un joli coup de pinceau aux allures parfois impressionnistes. Plusieurs scènes oniriques permettent à l’auteur de pleinement s’éclater à notre grande joie. J’adore aussi le choix graphique de l’auteur d’attribuer à tous les protagonistes autres que la famille Von Schill un visage se résumant à un tout bête « smiley » : deux points pour les yeux et un trait en banane pour la bouche qui fait sourire tout le monde de façon stupide. Ce procédé inhabituel laisse place à de nombreuses interprétations. Junker est une lecture absolument passionnante et psychologiquement dense.
9/10
Junker
Auteur : Simon Spruyt
Éditeur : Cambourakis (2015)
192 pages
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