
par Pedro También
J’ai lu Charlie Hebdo avec assiduité durant quelques années, du milieu des années 90 jusqu’au début 2000. La constance de cet hebdomadaire était la provocation plutôt que la qualité, mais certaines publications, en marge des grands événements, comme les élections présidentielles françaises, la visite du Pape et les attentats du 11 septembre, sont dignes d’êtres affichées dans un musée. Je me rappelle principalement les coups d’éclat de Charb dont une caricature montrant Dieu barbu, les yeux exorbités le pénis déformé, expliquant aux lecteurs qu’il avait mal à son membre après avoir trop pensé à Ophélie Winter (ndlr : à la suite à cette caricature profane aucun attentat n’a été perpétré par des fous de Jésus, ni d’Ophélie). De Luz, l’un de ses bons amis, je me souviens surtout d’un dessin pas très assumé accompagnant des moqueries bien placées dans une série de caricatures contre une mairesse du Sud de la France affiliée au Front National.
Le monde entier est au courant de ce qui s’est passé aux bureaux de Charlie Hebdo au début de l’année 2015. Par un gigantesque coup du hasard, Luz échappe au massacre de la salle de rédaction. Ne parlons pas de « coup de chance »; ayant perdu ses amis les plus proches, il n’a pas fini d’en faire le deuil ni d’avoir des remords d’avoir échappé à l’attentat.
Ce printemps, Rénald Luzier sort cet ouvrage, cette Catharsis, épuration des passions par l’art. D’ailleurs, il n’arrive plus à dessiner, alors qu’il espérait que sa pratique l’aiderait à passer au travers du traumatisme du 7 janvier. Heureusement, sa compagne Camille est là pour l’inciter à reprendre goût pour la vie et la création.
Alors que j’avais le souvenir d’un dessin très brouillon et peu polyvalent, on découvre, au fur et à mesure des pages de Catharsis, beaucoup de poésie dans le texte et dans le dessin sous un éventail de styles différents. Dépassant la simple caricature au visage bouffi par la connerie, il y a des perspectives et des angles peu communs, une utilisation de couleurs pour évoquer des émotions à fleur de peau et, parfois, des scènes (hommages) qui rappellent les styles de Charb et Wolinski, lui aussi victime de l’attentat.

Bien entendu, il y a énormément de tristesse dans cet opus et beaucoup de scènes montrant Luz en état de stress post-traumatique. Cependant, son humour arrive à reprendre le dessus et à remonter à la surface. Il répond notamment aux théoriciens du complot par un délectable dialogue imaginaire entre un de ces « je-sais-tout » et les terroristes. Si vous avez déjà essayé d’avoir une conversation avec ces « gens qui savent tout », vous savez que la seule façon de la rendre intéressante est de prendre le même chemin que Luz et finir sur une note fantaisiste.
Une idée revient souvent en tête après un attentat terroriste : si nos comportements ou nos attitudes ont changé après leur acte, les terroristes ont gagné. Luz, bien entendu, ressent une certaine peur, hallucine à propos de l’attentat, traverse ses journées dépressives, est rongé par le remords d’avoir survécu et vit un profond malaise devant la compassion des autres, qui semblent plus avoir besoin de lui que lui-même a besoin d’eux.
Effectivement, en lisant ces passages sombres, on pourrait croire que « les terroristes ont gagné ». Cependant, on change d’avis en devenant témoins de l’évolution du style de Luz, l’inspiration qu’il a ressenti, l’humour qui revient petit à petit et encore plus fort qu’avant. Et surtout, en lisant ces magnifiques scènes d’amour, bien plus explicites que ce Charb avait montré de Dieu lorsqu’il pensait à Ophélie. Plusieurs pages, les plus belles du livre, montrent le survivant de l’attentat avec sa femme lorsqu’ils redécouvrent leurs corps, pleurent des « larmes de foutre » et décident d’essayer de faire un enfant.
Finalement, se remettre à poil, recommencer à provoquer les coincés du cul et surtout, vivre.
9/10
Catharsis
Auteur : Luz
Éditeur : Futuropolis (2015)
128 pages