Par Dany Rousseau

Je l’ai souvent répété, la maison d’édition Futuropolis est essentielle dans le paysage bédéesque francophone. En nous offrant la plupart du temps de bons albums traitant de thématiques sociales engagées, elle nous rappelle que le 9e art peut s’attaquer aussi sérieusement que d’autres médias aux principaux enjeux sociaux.
Deux sorties ont particulièrement retenu mon attention dernièrement. La première m’a interpelé avec son titre accrocheur : Mobutu dans l’espace. En apercevant sur la couverture le dictateur congolais à l’uniforme léopard et en arrière-plan une fusée s’envolant dans la nuit africaine, nous sommes immédiatement intrigués. On se dit que cette histoire est sûrement une belle fiction. Toutefois, nous sommes étonnés d’apprendre que le président autocratique ayant sévi de 1965 à 1997 a bien eu son propre programme spatial durant les années 70. Aurélien Ducoudray, le scénariste, fut tout aussi surpris que nous lorsqu’il découvrit il y a quelques années en regardant un documentaire sur Mobutu, une séquence surréaliste où le dictateur du Zaïre[1] assiste au lancement d’une fusée qui s’envole sur quelques mètres pour finalement s’écraser lamentablement. Le document donnant peu d’informations sur cette séquence, Ducoudray décida de traquer la piste de la fusée de Mobutu. Malgré ses recherches, les résultats restent maigres. Quoi qu’il en soit, il apprend tout de même qu’un programme spatial a véritablement existé au Zaïre. Le dictateur avait alors engagé une firme privée allemande afin de mettre en orbite la première fusée africaine. Malheureusement ou heureusement, le programme fut abandonné pour différentes raisons économiques et géostratégiques.
Néanmoins, Ducoudray ne se laisse pas décourager par le manque de documentation et décide de faire de cette anecdote le centre de son histoire. Pour le reste, il romance et nous raconte le récit d’un ingénieur allemand, Manfred Sternschnappe, se rendant au Zaïre en 1978 pour réaliser le rêve mégalo de Mobutu. Appuyé par le dessin crayonné sépia d’Eddy Vaccaro, l’histoire singulière d’Aurélien Ducoudray devient une tragicomédie. Mobutu dans l’espace n’est plus seulement l’histoire d’un programme spatial délirant, mais aussi un prétexte pour mettre en scène un blanc qui découvre le continent africain par la lorgnette des noirs, à mille lieux de ses références occidentales. Par la même occasion, la bédé devient une plongée en apnée au coeur de ces dictatures militaires ubuesques qui ont fleuri à cette époque. Si l’immense visage du dictateur peint sous le ventre de son hélicoptère privé peut paraitre cocasse, il ne faut jamais oublier les horreurs de ces déments que l’on nommait Bokassa ou Amin Dada.
Une bonne bédé même si je me garde quelques réserves. Le ton se voulant ironique et mordant, le scénario dérape à l’occasion avec des scènes complètement burlesques qui provoquent parfois des discordances agaçantes.
7.5/10
Mobutu dans l’espace
Auteur : Aurélien Coudray (dessin) Eddy Vaccaro (dessin)
Éditeur : Futuropolis (2015)
106 pages

Pour sa part, le journaliste d’enquête et blogueur spécialisé dans le domaine de la sécurité et du renseignement électronique Jean-Marc Manach nous offre avec Grandes oreilles et bras cassé une immersion dans les méandres du web. Enquête fouillée et dense, d’abord publiée dans l’excellente Revue dessinée, cet album se lit comme un polar. Tout débute en 2010, alors que Manach vient de publier sur son blogue du Monde des conseils de sécurité électronique pour ses collègues journalistes. Ayant recommandé l’utilisation d’un disque dur inviolable produit par la firme française Globull, il reçoit un étrange message anonyme lui signifiant que la compagnie en question aurait fourni un système de surveillance pour le régime Kadhafi. Intrigué, Manach tentera d’en savoir davantage et c’est ainsi qu’il sera entrainé dans un tourbillon de révélations, confirmant les dires de sa source. Manach met à jour l’histoire d’Amesys, une société liée à Globull, qui a vendu au régime Libyen, en 2008, pour 12 millions d’euros, un logiciel (Eagle) permettant d’intercepter toutes communications électroniques vocales ou écrites. Plusieurs dissidents seront arrêtés, torturés et assassinés grâce à cet outil.
De plus, Manach apprend que le programme fut vendu à une dictature en toute légalité, car officiellement les logiciels de surveillances ne sont pas soumis à la règlementation française ou européenne sur la vente d’armes et d’équipement militaire à l’étranger. Avec des recoupements et aidé par les nombreuses traces laissées sur le web par les employés négligents de Amesys — paradoxal pour des ingénieurs travaillant sur les secrets informatiques —, le journaliste d’enquête découvrira que toute l’opération est réalisée avec l’accord tacite du gouvernement Sarkozy et des services de renseignements. Même si tout s’est réglé en toute légalité, on ne peut en dire autant pour les règles de moralité. Le cynisme de la situation atteint des niveaux que l’on peut difficilement imaginer
Mine d’information impressionnante, Grandes oreilles et bras cassé est une leçon magistrale de ce que peut être une bédé reportage. D’une redoutable efficacité, suivre cette histoire case par case est un haletant moment de lecture.
8.5/10
Grandes oreilles et bras cassés
Auteurs : Jean-Marc Manach (scénario) Nicoby (dessin)
Éditeur : Futuropolis (2015)
110 pages
[1] Nom donné à la République démocratique du Congo de 1971-1997.
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