Par Dany Rousseau :

Lorsque j’ai refermé Cher pays de notre enfance (Futuropolis), je n’ai pu m’empêcher de laisser échapper un grand Ouf! Complètement étourdi par cette plongée en apnée dans les fanges de la Ve République française, j’ai été happé par la puissance de cette bédé reportage réalisée par le journaliste de France Inter Benoît Collombat et le bédéiste Étienne Davodeau. Cher pays de notre enfance est une enquête rigoureuse sur les mystères planants autour de plusieurs évènements s’étant déroulés dans l’hexagone durant les « années de plomb », années couvrant la décennie 70 qui furent le théâtre un peu partout en Europe de l’Ouest de plusieurs actes de violence politique et d’attentats terroristes perpétrés par des groupes d’extrême droite comme d’extrême gauche (les Brigades rouges en Italie ou la Faction de l’armée rouge en RFA).
L’élément de départ choisi par le duo d’auteurs pour lancer leur histoire est l’assassinat du juge d’instruction lyonnais François Renaud en juillet 1975. Se tenant sur le trottoir à Lyon où s’est déroulé le meurtre, Collombat donne les détails du drame à son acolyte. Ancien résistant, le juge est flamboyant et réputé impitoyable avec le crime organisé dans la ville que l’on surnomme à l’époque « Chicago-sur-Rhône ». Selon la version officielle, le juge Renaud aurait été abattu par la mafia. Toutefois, Collombat doute de cette explication, car plusieurs faits sont troublants et de nombreux indices font remonter la piste des responsables vers le SAC, le service d’action civique.

Simple association créée en 1960 par des fidèles du général de Gaulle, ses membres ont pour vocation de défendre l’action et la pensée de leur président. Ce club politique sortit des méandres de la guerre d’Algérie se transformera rapidement en véritable milice gaulliste prête à tous les excès pour défendre leur idéologie. Collombat pense comme plusieurs que le juge Renaud fut assassiné parce qu’il était sur le point de découvrir que le cambriolage de la poste de Strasbourg commit par le gang des Lyonnais en 1971 — plus gros coup de l’histoire de France — aurait été orchestré par le SAC afin de garnir les caisses de l’UDR, le parti du président Pompidou!
Parcourant la France, le bédéiste et le journaliste se mettent sur la piste du SAC en interrogeant des témoins, en consultant des archives et en tentant de rencontrer Charles Pasqua ex-ministre gaulliste et cofondateur du SAC. À mesure que l’on suit les deux auteurs dans leurs pérégrinations, les révélations sur cet « ordre noir », véritable État dans l’État, nous troublent. Nous découvrons que le SAC est derrière de nombreux méfaits, disparitions et assassinats.

Document dense et passionnant, Cher pays de notre enfance se lit comme un polar tordu et inquiétant. Constater qu’une telle violence perpétrée en toute impunité provenait d’un groupe tentaculaire qui était en fait une excroissance du parti au pouvoir dans un État supposé démocratique donne froid dans le dos. Ce reportage nous choque et permet d’appréhender toute la dimension politico-historique de cette période trouble. En effet, la peur d’une invasion soviétique en Europe de l’Ouest était une menace omniprésente à l’époque. Par conséquent, certains groupes comme le SAC étaient prêts à tout afin d’empêcher la prise du pouvoir par les socialistes. Un tel scénario représentait pour eux l’avènement d’une véritable apocalypse. Mitterrand soviétiserait la France et la transformerait en état satellite de l’URSS. Le paroxysme du sordide sera atteint en 1981, alors que des membres du SAC massacrèrent toute la famille du responsable de la région de Marseille soupçonné d’accointance avec le parti socialiste nouvellement au pouvoir. Cette tuerie d’une sauvagerie sans nom où six personnes seront assassinées, dont un enfant de sept ans, sonnera le glas du SAC qui deviendra association illégale.

Le dessin de Davodeau en noir et blanc que nous reconnaissons au premier coup d’oeil donne le ton au récit. Notons aussi que le bédéiste ne se contente pas de dessiner. Tout au long du reportage, Davodeau est un acteur actif de l’enquête. Il est les yeux et la parole du lecteur. En posant les bonnes questions à son compère Collombat, il nous éclaire sur cet enchevêtrement d’informations qui se complexifie à mesure que l’on avance dans le récit.
Gagnant du prix du public à Angoulême, cet album qui pourrait être taxé de flirter avec la paranoïa et la théorie du complot est au contraire un modèle d’intégrité et de rigueur journalistique. On peut vouloir ne pas prendre comme argent contant les thèses de Collombat, mais de sérieuses questions méritent d’être posées sur cette sombre époque.
9.5/10
Cher pays de notre enfance : Enquête sur les années de plomb de la Ve République.
Auteurs : Benoît Collombat (scénario) Étienne Davodeau (scénario et dessins)
Éditeur : Futuropolis (2015)
218 pages