L’après Charlie Hebdo; deux survivants, deux récits!

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Par Dany Rousseau :

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Futuropolis (2016) Luz

Alors qu’il avait 16 ans, le jeune Luz tombe par hasard sur une édition de poche d’Ô frères humains d’Albert Cohen publiée en 1972. La phrase imprimée en quatrième de couverture pique sa curiosité : « Un enfant juif a rencontré la haine le jour de ses dix ans. J’ai été cet enfant. » Bouleversé par ce manifeste humaniste exceptionnel, écrit par un auteur au soir de sa vie, Luz émerge de sa lecture ébranlé.

Vingt-sept ans plus tard, alors qu’il survit au massacre Charlie grâce à un retard inouï qui lui fait rater le début de cette funeste réunion de rédaction, Luz en choc post-traumatique relit le texte d’Albert Cohen qui l’avait tant marqué. Après avoir tenté d’apprivoiser ses démons avec Catharsis (Futuropolis), le bédéiste use de toute sa sensibilité pour réaliser son adaptation d’Ô frères humains (Futuropolis.)

Luz utilise comme amorce de son album un Albert Cohen de 77 ans qui tourne en rond dans son appartement cherchant l’inspiration. Soudainement, le vieil homme est happé par une anecdote oubliée qu’il avait enfoui dans sa mémoire. Il se remémore le jour de ses 10 ans à Marseille en 1905, où il est confronté pour la première fois à l’antisémitisme. Regardant un bonimenteur vantant aux badauds les miracles du fameux « Détachant universel », le petit Albert sera traité gratuitement de youpin par ce détestable colporteur. Devant une foule méprisable qui croule de rire devant l’humiliation publique d’un enfant de 10 ans, Albert fuira. Réalisant à peine ce qu’est un juif, le gamin prend alors conscience que même s’il croyait être un Français comme les autres, certains méchants hommes ne l’entendent pas ainsi. Se perdant dans Marseille, il voit dès lors des signes imaginaires ou réels d’antisémitisme, décomplexés par l’affaire Dreyfus, qui le poursuivent.

La conclusion du récit en fera réfléchir plus d’un. La réponse de Cohen devant cette haine idiote sera de ne pas haïr à son tour. Cohen n’aspire pas à l’inatteignable amour total du prochain, mais il se contente du simple respect de l’autre. Comme il le dit si bien : « Ne pas haïr importe plus que l’illusoire amour du prochain ».

L’interprétation de Luz est presque muette, mis à part les insultes antisémites qui virevoltent et entrent dans la petite tête d’Albert comme autant de miasmes qui intoxiquent son système nerveux. Sans un mot, avec son seul dessin à l’encre noir sur fond blanc, Luz nous émeut en traduisant limpidement l’angoisse d’un enfant de 10 ans et son incompréhension face à la méchanceté gratuite. Nous avons comme lecteur spontanément le goût de réconforter ce petit homme traumatisé. La scène où il s’enferme dans les toilettes publiques arrache le cœur. C’est une grande adaptation que nous fournit Luz et probablement l’une des bédés qui m’aura le plus touché depuis longtemps.

9.5/10

Ô frères humains; d’après l’oeuvre Albert Cohen

Auteur : Luz

Éditeur : Futuropolis (2016)

136 pages

 

La Légèreté

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Dargaud (2016) Meurisse

Le 7 janvier 2015, il n’y a pas que Luz qui débarqua en retard à la salle de rédaction de Charlie Hebdo. Catherine Meurisse, dessinatrice pour l’hebdomadaire depuis 10 ans, a eu elle aussi toutes les difficultés du monde à s’arracher de son lit auquel elle était collée depuis une semaine après une rupture amoureuse douloureuse. En ratant le bus 69 Champs de Mars-Gambetta, elle rata providentiellement son rendez-vous avec les deux assassins.

Dans La Légèreté (Dargaud), Catherine Meurisse nous parle de sa longue sortie de l’enfer. Après un ultime effort pour collaborer au numéro des survivants, une semaine après l’attentat, elle ne pourra plus dessiner, paralysée par un choc post-traumatique. En pleine dissociation, Meurisse se noie et cherche à sortir la tête hors de l’eau. Elle ne sait plus par quel bout prendre sa vie, poursuivie par des images d’horreurs et talonnée par des policiers qui veillent sur sa sécurité. Elle erre dans son quotidien anesthésiée et cherche à retrouver la légèreté d’antan.

Heureusement, sa résurrection surviendra lors d’un séjour à Rome où l’art de la ville éternelle aura un effet salvateur pour l’artiste.  La Légèreté est une ode à la beauté et sa capacité de guérison sur les âmes meurtries.

Le récit de Meurisse nous ramène au cœur des attentats parisiens et de leurs effets dévastateurs chez les survivants. Observer Meurisse complètement fragmentée qui entretient des dialogues avec ses camarades Charb, Cabu, Wolinski et les autres, nous touche profondément tant le témoignage de l’auteur est authentique et vrai. Les doubles pages à l’aquarelle qui dépeignent les scènes de beauté réconfortantes dont Meurisse est assoiffée sont pour le lecteur une fête pour les yeux. Malgré tout, à travers ce drame Catherine Meurisse a toujours l’art de lancer une bonne blague grinçante réussissant ainsi à alléger l’album tout en nous rappelant que le rire, pour cette ex-collaboratrice de Charlie, reste une arme de résistance face à un monde qui ne rit plus.

 8.5

La Légèreté

Auteur: Catherine Meurisse

Édition: Dargaud (2016)

133 pages

 

 

 

 

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