S’enfuir – récit d’un otage

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Par Dany Rousseau :

s-enfuir-recit-d-un-otage.jpgJe ne crois pas dire une énormité en affirmant que le dernier opus de Guy Delisle était l’évènement phare de la rentrée 2016 sur la planète bédé. Depuis le printemps, on savait que Delisle préparait un album et délaissait ses domaines de prédilection du carnet de voyage et de la chronique pour le témoignage. Dans S’enfuir – récit d’un otage (Dargaud), l’auteur des Chroniques de Jérusalem raconte le kidnapping de son ami Christophe André, responsable des finances d’une mission de Médecins Sans Frontières dans le Caucase. Le coopérant fut enlevé le 1er juillet 1997 dans son lit quelques jours après son arrivée à Nazran en Ingouchie. Il sera gardé en otage par des terroristes tchétchènes 111 jours, soit jusqu’au 20 octobre. Sans être molesté physiquement, Christophe vivra tout de même une énorme anxiété. Une main gauche menottée à un calorifère 23 heures sur 24, un matelas d’une propreté douteuse déposé à même le sol, une pièce vide et une fenêtre placardée resteront pour lui (et pour la plupart d’entre nous) des conditions de détention loin d’être acceptable. Comme Christophe l’affirme : « Être otage, c’est pire qu’être en prison. Au moins, en prison tu sais pourquoi tu es enfermé. En prison, tu connais le jour où tu vas sortir. » Ici, l’homme est torturé par mille questions et incertitudes.

Une fois enfermé après une longue route depuis Nazran, il présume être à Grozny en Tchétchénie. Il croit qu’il sera retenu 48 heures maximum. Il se convainc rapidement que MSF prendra contact avec ses ravisseurs. Il fait des projections en essayant d’imaginer la réaction de ses collègues en découvrant sa disparition au petit matin. Il imagine les efforts qu’ils feront pour le retrouver et évalue le temps dont ils auront besoin pour constituer une cellule de crise et négocier avec ses ravisseurs. Malheureusement, les jours deviennent des semaines et les semaines des mois et rien ne semble se passer. Ses journées monotones sont rythmées par les repas qui lui sont amenés trois fois par jour. Constitué d’une maigre pitance, son menu quotidien est composé presque exclusivement la même chose : un bouillon de légumes, un thé et un morceau de pain sec. Apporté par les deux mêmes gardiens, il les baptisera Thénardier, en référence au personnage de Victor Hugo dans Les Misérables, et l’autre tout simplement « le Grand ». Les repas sont les seuls moments où il est libéré du calorifère et peut se dégourdir les jambes. Ses gardiens ne parlant que tchétchène, il est impossible de communiquer avec eux, de comprendre pourquoi il fut enlevé, ce qu’ils comptent faire de lui ou quelles seront les modalités de sa libération. Toute la journée, couché sur sa paillasse, il écoute les bruits qui l’entourent, il essaie de comprendre où il se trouve et qui vit dans cet appartement où il est retenu. Il espère à chaque bruit incongru que le temps de sa libération est venu, mais à chaque fois c’est la déception. Certes, même s’il démontre un calme olympien dans les circonstances, le temps commence à avoir raison de lui. Ne pas avoir de contacts avec l’extérieur mine son moral. Pour tenir, il refuse de penser à sa famille et à ses proches. Il utilise sa passion de l’histoire militaire pour se remémorer en détail les célèbres batailles napoléoniennes et celles de la guerre de sécession américaine. Alors qu’il pourrait se laisser aller au désespoir, le coopérant est en constant combat intérieur afin de ne pas sombrer dans la dépression. Ces passages rappelleront à plusieurs le roman de Stefan Zweig,  Le joueur d’échecs où le personnage principal détenu par la Gestapo rejouera sans cesse des parties d’échecs virtuelles afin de ne pas glisser vers la folie.

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Dargaud (2016) Delisle

Raconter dans un pavé de plus de 400 pages l’histoire d’un otage qui regarde le plafond en comptant les jours s’écouler, où l’action est presque absente est un pari audacieux. Toutefois, donnez ces prémices de base à l’un des plus talentueux bédéistes de sa génération et vous obtenez à mon avis la meilleure bédé de 2016. S’enfuir est un bijou scénaristique. Poli pendant plus de 15 ans, ce récit nous est livré avec toute la sensibilité caractéristique de l’auteur. Le texte au « Je » permet d’entrer en osmose avec le protagoniste. Nous vivons à ses côtés ses angoisses, ses découragements, sa rage, son impuissance. La répétition des cases illustrant sensiblement les mêmes scènes a un effet hypnotique sur le lecteur. Les centaines de pages nous donnent aussi l’impression que le temps passe lentement et provoque presque un certain sentiment d’étouffement et de claustrophobie. Le rythme quotidien du réveil-déjeuner-toilette-dîner-souper-coucher-nuit nous absorbe et nous engourdit. Nous nous réjouissons presque autant que Christophe lorsque ses geôliers lui refilent une cigarette pour changer l’ordinaire ou lui permettent de regarder un match de foot au salon. La vie d’un otage étant faite de menus détails, chacun est mis en avant-scène de façon brillante par Delisle.

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Dargaud (2016) Delisle

Les exercices intellectuels auxquels Christophe André s’était astreint finiront par payer en le gardant alerte quand les circonstances le mettront devant un choix cornélien. Delisle nous sortira alors habilement de la langueur et du rythme qu’il nous avait imposés depuis le début pour nous faire vivre un suspens qui deviendra vite intenable. Par son dessin minimaliste et son texte finement ciselé, Guy Delisle nous offre une œuvre immersive d’une rare efficacité et fait de S’enfuir un futur classique du 9e art.

10/10

S’enfuir; récit d’un otage

Auteur : Guy Delisle

Éditeur : Dargaud (2016)

432 pages

 

 

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