Par Dany Rousseau :

Dans les dernières années, l’une des meilleures bédés qui m’a été donnée de lire est probablement la remarquable Notre mère la guerre (Futuropolis) réalisée par le dessinateur Maël et le prolifique scénariste politique Kris. Véritable pièce maîtresse dans le palmarès des romans graphiques publiés sur la Grande Guerre, j’ai découvert par hasard ce petit bijou en album intégral lors d’un passage en France. Dès la première page, je me souviens d’avoir été happé par cette histoire d’un officier de gendarmerie enquêtant sur le meurtre de trois femmes perpétrées en Champagne sur la première ligne de front en 1915. J’avais été transporté par son angle d’approche singulier qui éclairait des aspects complètement négligés de cette sanglante page d’histoire. Lorsque j’ai appris que Maël et Kris récidivaient avec une nouvelle série s’étirant sur quatre tomes, je me suis précipité sur le premier volet de Notre Amérique intitulé premier mouvement : Quitter l’hiver (Futuropolis).
Le récit de ce dernier opus s’ouvre sur le matin du 12 novembre 1918, premier jour de paix après 1567 jours de massacre. Nous sommes dans la cour d’une caserne où des représentants américains et français reçoivent la reddition d’un régiment allemand. Après une courte cérémonie, le délégué français Julien Varin, qui doit ramener une voiture d’état-major sur Paris, voit monter dans son véhicule l’entreprenant Max Brunner, soldat allemand d’origine alsacienne, qui veut profiter du transport de son compatriote. Max est un anarchiste convaincu qui veut rejoindre ses camarades à Paris qu’il n’a pas vu depuis quatre ans. L’objectif de sa virée dans la capitale est clair et n’en cache rien à Julien. Il veut préparer un gros coup afin d’aider la révolution qui gronde dans une Allemagne bouleversée par le chaos de la défaite et interpelée par les chants des sirènes bolchéviques qui proviennent de Moscou. Après hésitation, Julien se joindra à la petite bande de militants radicaux pour prendre le contrôle d’un bateau mexicain transportant des armes et arraisonné dans le port de Rouen par l’armée française.

Une fois les gardiens neutralisés et l’équipage libérés, le commando anarchiste dirigera le cargo vers Hambourg où le port est en grève. Tout va pour le mieux jusqu’à ce que la situation se complique. Des évènements imprévus changeront quelque peu les projets de la bande de Max et Julien. Sous les ordres d’une passionaria mexicaine surgit de la cale, le navire changera de cap. Hambourg ne sera plus la destination finale. Les nouveaux maîtres à bord n’ont rien à faire de la révolution en Europe. Pour eux, leur révolution se déroule de l’autre côté de l’Atlantique au Mexique. C’est ainsi que nos deux héros se retrouveront bientôt au soleil en pleine guerre civile.
Ce premier tome est une présentation réussie des protagonistes et une mise en place du décor qui nous met l’eau à la bouche. Notre duo, sans vouloir faire une suite en bonne et due forme à Notre mère la guerre, n’en demeure pas moins dans l’ambiance et en prolonge la réflexion. Notre Amérique veut traiter non seulement d’une Révolution mexicaine méconnue (les amateurs de Sergio Leone seront ramenés directement à Il était une fois la révolution avec grand plaisir), mais veut aussi démontrer l’esprit dans lequel se trouve certains anciens combattants ayant été imprégnés de violence durant quatre années. Plusieurs survivants, comme Max, y développeront une haine des élites et alimenteront, dans la boue des tranchées, leur soif de vengeance envers un système criminel. Comme Maël l’affirmait sur France Inter, « Il fallait qu’on ait des personnages qui fassent connaissance au sortir de la Grande Guerre pour qu’ils trimbalent la violence de celle-ci avec eux. »

Maël s’éloigne peu de son dessin de Notre mère la guerre ce qui donne encore davantage un sentiment de continuité et de parenté entre les deux récits. Ses magnifiques aquarelles au ton d’ocre et de gris délavés nous plongent efficacement dans cette époque trouble d’une humanité traumatisée par tant de violence, cherchant de différente manière sa catharsis. Pour les uns, ce sera le retour à une vie civile et le moment de lécher ses plaies; pour d’autres, ce sera une soif d’absolu, d’engagement et de « revolución ».
8.5/10
Notre Amérique (premier mouvement : Quitter l’hiver)
Auteurs : Kris (dessin) Maël (illustration)
Éditeur : Futuropolis (2016)
58 pages