Par Dany Rousseau :

Il existe deux Jeff Lemire : il y a l’auteur de comics grand public bien établi chez Marvel, DC ou Vertigo et il y a l’auteur de romans graphiques intimistes et psychologiques. Si je connais peu le premier, le second m’est plus familier, l’ayant découvert il y a quelques années avec son excellent Essex County (Futuropolis). Dans son dernier opus, Winter Road (Futuropolis), Lemire revient à ses thèmes de prédilection : le hockey, l’Ontario rural, les gens simples et ses personnages d’origine canadienne-française ayant perdu leur langue et leurs repères.

Winter Road est une histoire rude et brutale qui nous entraîne dans le monde timoré de Derek Ouellette, un ancien joueur de hockey professionnel alcoolique, mi-canadien-français et mi-autochtone. Occupant un poste de dur à cuire avec les Rangers de New York, il fut suspendu à vie après avoir presque tué un adversaire à la suite d’un assaut vicieux d’une rare férocité. Derek est une épave qui dérive dans l’alcool et la violence tout en souffrant de lancinantes migraines, héritage probable de ses nombreuses commotions cérébrales. Véritable bombe à retardement, nous sentons qu’au fond de lui couve une rage sourde qui menace d’éclater à tout moment. Revenu s’installer dans son patelin natal du nord de l’Ontario, Derek écluse les débits de boissons des environs et se retrouve constamment impliqué dans des bagarres entre soulards. Heureusement, il peut compter sur son ami d’enfance, Ray, policier dans la petite municipalité, qui passe le plus clair de son temps à couvrir ses frasques. Plutôt que de l’arrêter formellement, Ray se contente de lui faire la morale en l’enfermant pour la nuit en cellule de dégrisement et en espérant qu’un jour son ami ne tue pas quelqu’un. Derek peut aussi remercier Al, un amérindien qui travaille à l’aréna locale et qui lui fournit une petite chambre en haut des gradins où il peut dormir lorsqu’il ne traine pas au bar à enfiler verres après verre en regardant d’un œil vitreux les matchs du Canadien de Montréal à la télé. Derek menace de sombrer pour de bon. Un jour toutefois, sa sœur qu’il n’a pas vue depuis des années atterrit devant sa porte. Toxicomane, quasi-itinérante, poursuivie par un copain violent, Beth a besoin de son frère aîné. Derek saisira-t-il cette seconde chance que la vie semble lui offrir?

L’authenticité reste le maître-mot de cet ouvrage sensible; authenticité des émotions, authenticité d’un milieu social habilement dépeint et authenticité de l’hiver canadien. On sent le froid qui nous pince les joues à chaque case. Le « crunche, crunche, crunche » qui accompagne les pas des personnages sur la neige sèche nous rappelle ce bruit si particulier d’une marche en janvier. Winter Road est aussi un roman graphique sur l’amitié. Malgré les folies de Derek, Ray est toujours présent pour le protéger contre lui-même. Pour sa part, Al deviendra un guide et un phare pour l’ex-hockeyeur. L’amérindien accompagnera les Ouellette vers la redécouverte de leurs racines pour ainsi se raccrocher à la vie et enterrer les fantômes du passé.
Winter Road est une œuvre d’une grande qualité, d’un auteur talentueux autant par son dessin tourmenté comme l’âme de son personnage principal que par son propos. Un titre incontournable ce printemps. Un seul bémol cependant : Winter Road est tellement canadien qu’il aurait été judicieux de donner la traduction à un Québécois. L’argot parisien dans le nord de l’Ontario sonne étrange à mes oreilles.
8.5/10
Winter Road
Auteur : Jeff Lemire (dessins-scénario)
Éditeur : Futuropolis (2017)
274 pages