Par Dany Rousseau :

Au printemps 2004, Sergey Brin et Larry Page, les deux cofondateurs de Google débarquent à San Francisco. Accompagné de l’ex-vice-président américain Al Gore qui joue le rôle de consultant, le trio veut rencontrer la sénatrice Liza Figeroa. Le but de la réunion est simple : il faut faire pression sur cette dernière afin qu’elle abandonne son projet de loi souhaitant réglementer la nouvelle messagerie Gmail. Figueora croit que Google va trop loin car l’entreprise avec son nouveau joujou, se permet de passer au crible tous les messages entrants ou sortants qui circulent entre ses griffes. En hurlant d’indignation devant la suspicion d’atteinte à la vie privée, Google justifie cette pratique discutable sous prétexte de répertorier des milliers de mots-clés afin de concocter des algorithmes pouvant offrir à ses utilisateurs de fantastiques publicités qui s’adressent à chacun d’eux. Le rêve du consommateur quoi !
La sénatrice craignant cette intrusion cavalière compte alors obliger Google à demander à ses abonnés la permission d’utiliser leurs données personnelles. C’est cette détermination à protéger un pilier essentiel à la démocratie qui vaudra à la sénatrice les moqueries d’Al Gore. En effet, durant cette rencontre, l’ex-vice-président de Bill Clinton affirmera avec condescendance que Liza Figeroa vivait dans l’ombre de la peur, c’est-à-dire en terme plus cru qu’elle était complètement parano !
Malheureusement, au final, avec un bon travail de lobbyiste, on a réussi à faire tomber le projet de loi. C’est donc à partir de ce point charnière qu’internet passera résolument entre les mains des grandes entreprises qui pourront désormais imposer leurs volontés. Selon le journaliste techno Michael Keller qui nous offre une enquête bédé sur le sujet, 2004 est le début de la fin du rêve d’un web libertaire, coopératif et humaniste. Dans L’Ombre de la peur ; le Big Data et nous (Çà et Là), Keller, accompagné de son illustrateur Josh Neufeld, parcours les États-Unis à la rencontre des plus grands spécialistes du pays en matière de vie privée, d’éthique et de technologie. Avec ce reportage fascinant qui donne parfois froid dans le dos, le duo d’auteurs nous amène habilement à nous interroger et remettre en question notre utilisation quotidienne du Net et surtout des réseaux sociaux.

Il est assez aberrant de constater que si les gouvernements sont contraints par différentes règles les empêchant d’user abusivement de nos données personnelles, les grandes corporations comme Google, Facebook, Twitter, Instagram, pour leur part, ne sont bridés par presque aucune loi. C’est ainsi qu’avec les renseignements que l’on laisse un peu partout sur la toile, n’importe qui peut faire les recoupements et avoir un portrait assez réaliste de notre humble personne. Si on ajoute au topo tous nos gadgets branchés sur le web comme montres, thermostats, voitures, applications ou téléphones intelligents, on peut rapidement savoir où vous allez, quand vous y allez, ce que vous acheté, quelles sont vos habitudes ou vos petits vices. Comme l’affirme Scott Peppet de l’université du Colorado, « Ce que vous dites ÊTRE [sur les réseaux sociaux] ne m’intéresse pas vraiment. Ce que vous ÊTES, comment vous agissez. C’est ÇA qui est intéressant. » (p.35)
Selon Keller, l’argument qui dit : « je me fous des informations que je fournis. Je n’ai rien à cacher » ne tient pas la route dans un tel contexte. Avant de lancer ce genre de réflexion primaire, il faut d’abord savoir que vos renseignements ont une valeur monétaire pour qui les collige de façon boulimique. Toutes les parcelles de vie que vous laissez ici et là, en échange d’avantages, de primes ou peu importe, peuvent être revendu à fort prix à des compagnies tiers, pour utilisation publicitaire ou autre. Vous êtes-vous déjà demandé où un cabinet de voyance de la Côte d’Ivoire avait pu dénicher votre numéro de portable ? (Fait vécu ici.)
Dans un deuxième temps, il faut s’interroger sérieusement à quoi serviront ces informations dans un futur plus ou moins proche. Qui nous dit que les compagnies d’assurance n’auront pas accès un jour à nos données de consommation d’alcool conservé par le programme de fidélisation « Inspire » de la SAQ ? Toujours selon Scott Peppet, lorsqu’une masse critique significative de gens accepte de fournir plusieurs renseignements privés, la personne qui s’y oppose devient nécessairement suspecte. C’est ce que le professeur qualifie de théorie du dévoilement (p.15).
À ce sujet on apprenait en février qu’une société belge avait implanté des puces électroniques à certains de leurs employés. L’exercice est volontaire pour le moment, mais qui peut dire que la théorie de Scott Peppet ne s’appliquera pas dans un proche avenir ? Voilà une foule de détails qui peuvent devenir vite affolants quand on y pense. Mine de rien, on peut avoir l’impression que notre société glisse lentement vers les intrigues technos angoissantes de la série Black Mirror de Netflix.
Dans l’ombre de la peur est une bonne enquête bédé menée avec une grande rigueur, mais non dénuée d’effets comiques. Le dessin de Neufeld rehausse cette petite note humoristique en ne se prenant pas tout à fait au sérieux. De plus, la présence du dessinateur est rafraîchissante tout au long du reportage. Neufeld représente la voix du lecteur qui tombe des nues en réalisant qu’utiliser naïvement une application, qui permet de se « tager » dans un commerce afin de profiter d’une remise, n’est pas si innocent que cela puisse paraître. Personnellement, je n’ai rien appris dans ce livre, car je me considère assez sensibilisé à la question depuis quelques années; notez toutefois que je ne suis pas un exemple d’utilisation parfaitement sécuritaire d’internet. Cependant pour les gens qui ne sont pas conscientisés aux dangers des Mégas donnés (traduction correcte de Big Data, non utilisée par nos cousins français), Dans l’ombre de la peur est une excellente mise en bouche pour ce sujet capital et donnera sûrement le goût à plusieurs lecteurs d’aller plus loin.
8/10
Dans l’ombre de la peur ; le Big Data et nous.
Auteurs : Michael Keller (scénario) Josh Neufeld (dessins)
Éditeur : Çà et Là (2017)
54 pages