Par Dany Rousseau :

Avec son dernier opus, Mathieu Sapin s’installe dans un genre bien à lui que nous pouvons qualifier de bédé d’intrusion. Après avoir vécu sur le plateau du film Gainsbourg, vie héroïque, après avoir intégré les coulisses de la campagne présidentielle de François Hollande en 2012 et avoir traîné dans les couloirs de l’Élysée, il nous offre maintenant son compte rendu des cinq années où il suivit le monstre sacré du cinéma français Gérard Depardieu. De 2012 à 2016, il partagea avec l’acteur des tranches de vie de quelques semaines ici et là où il l’accompagna dans ses virées et ses nombreux projets. De Paris à Bakou en passant par la Bavière, le Portugal, la Catalogne et Moscou, le bédéiste suit à bout de souffle l’explosif acteur qui lui en fait voir de toutes les couleurs.
L’idée première de Gérard; cinq années dans les pattes de Depardieu (Dargaud) a d’abord été celle des producteurs d’un documentaire qui voulaient faire marcher Depardieu dans les pas d’Alexandre Dumas, c’est-à-dire de faire revivre à l’acteur le périple que l’auteur des Trois Mousquetaires avait effectué au Caucase en 1859, accompagné d’un ami peintre, Jean-Pierre Moynet. Cette équipée avait bien sûr donné naissance à un carnet de voyage intitulé Voyage au Caucase, rédigé par Dumas et illustré par Moynet. L’idée d’amener un bédéiste au côté de Gérard est donc venue tout naturellement au producteur et c’est ainsi que Mathieu Sapin s’est retrouvé à parcourir l’Azerbaïdjan avec un Depardieu plus grand que nature. Durant un mois, il suivra Gérard d’un restaurant à l’autre en l’écoutant parler de tout avec passion et en s’étonnant de voir que même dans les coins les plus reculés de la région, tout le monde reconnait Depardieu et chacun tient à se photographier avec lui. Malgré ses airs d’ours bourru mal dégrossi, l’acteur se prête la majeure partie du temps de bonne grâce au jeu des égoportraits.

Une fois le documentaire tourné, Mathieu Sapin s’est retrouvé en période de flottement. En effet, c’est à cette époque de la fin de l’année 2012, début 2013, qu’il est empêtré dans de lourdes négociations avec les communications de l’Élysée pour vendre son projet Le Château (Dargaud) et rien ne semblait vouloir bouger. Alors qu’il recroise Gérard, il propose à l’acteur de réaliser un livre à son sujet. Gérard accepte et c’est le départ d’une aventure parfois surréaliste pour le bédéiste.
Cette bédé captivante nous laisse découvrir un Pantagruel moderne, passionné par la bonne chère, les femmes, l’art et les mots. C’est un homme plein de paradoxes; alors qu’à certains moments il peut être grossier et mal élevé, l’instant d’après il sera d’excellente compagnie en brillant par son immense culture et son grand raffinement. Il est loufoque de le voir accueillir l’auteur chez lui en caleçons assis à sa table de marbre, mais du même coup être entouré d’œuvre d’art qu’il achète compulsivement.

Ce brouillon, chaotique, hyperactif est cependant attachant et doté d’un charisme imposant. Son authenticité fait de lui un homme sans concessions qui aime avec autant d’intensité qu’il déteste. Mathieu est prévenu dès le début; il faut s’assurer d’être du bon côté de la ligne. Toutefois, cet homme excessif en tout laisse transparaître un mal de vivre qu’il ne cache pas à Sapin. Il se révèle humblement comme un être fragile et hypersensible encore marqué par sa jeunesse difficile dans un milieu prolétaire de Châteauroux. Il dévore, jouit de tout ce que la vie lui offre, mais en même temps, il reste un être sombre, presque nihiliste. Ce livre s’avère une excellente incursion dans le monde d’une icône du cinéma et de la culture populaire qui ne laisse personne indifférent. Le Gérard de Mathieu Sapin, loin du glamour et des paillettes, restera à mon avis un ouvrage important dans toute la documentation consacrée à cet acteur culte qui en jouant son propre rôle, joue peut-être le personnage le plus imposant qu’il ait pu incarner.
8,5/10
Gérard; cinq années dans les pattes de Depardieu
Auteurs : Mathieu Sapin (scénario et dessins)
Éditeur : Dargaud (2016)
150 pages