Par Dany Rousseau :

Dans un marais, deux adolescents chassent. S’interpellant par simples onomatopées, habillés d’un pagne, camouflés dans les herbes hautes, ils surprennent rapidement une proie. Si le lecteur est étonné de constater que le gibier est en fait un chien, il le sera davantage en réalisant que les deux chasseurs aspirent à déguster le meilleur ami de l’homme et à troquer sa peau ! Bienvenu dans l’univers sombre et post-apocalyptique de La terre des fils (Futuropolis) du talentueux bédéiste italien Gipi. Les deux garçons s’exprimant dans un français rugueux à l’aide d’un vocabulaire basique comptent parmi les rares survivants d’une catastrophe ayant ravagée la Terre. Sans connaître les raisons de cette désolation, les squelettes disséminés un peu partout témoignent de la violence de cette apocalypse survenue plusieurs années auparavant.

Lino et Santo n’ont pas connu le monde d’avant. Ils habitent avec leur père dans une maison sur pilotis au bord d’un lac qui représente le centre de leur univers. Le pater familias, dur et sévère, leur répète sans fin qu’ils ne doivent pas s’éloigner de la région. Au-delà, il n’y a rien, pas de survivant, que des carcasses que l’on ne touche sous aucun prétexte à cause d’un vague « poison ». Chaque manquement aux nombreuses règles édictées par le paternel est strictement puni. La rudesse de l’éducation qu’il donne à ses enfants est pour lui le garant de leur survie quand il ne sera plus là. Le trio n’est cependant pas seul dans cette zone lacustre. Il y a d’abord Anguillo, un voisin méfiant et peu sympathique, qui ne peut blairer les garçons, mais qui fait du troc avec le père. Plus loin, habite la sorcière qui pour sa part sert presque de mère aux adolescents et de confidente au père. Finalement, il y a les étranges jumeaux Grossetêtes que les deux frères se souviennent avoir vu une ou deux fois dans leur enfance.
Malgré le chaos civilisationnel qui règne, le père est attaché à un rituel auquel il tient solidement. Tous les soirs, il s’isole et écrit dans un mystérieux carnet. Ses fils, illettrés, sont toujours grandement intrigués et à la fois un peu irrités par cette habitude. En effet, quand ils lui demandent ce qu’il écrit, le père les rabroue sans délicatesse. Ce geste simple auquel ce dernier se raccroche est sans doute pour lui sa façon de maintenir un lien ténu, mais salvateur, avec le monde d’avant. Un monde où savoir écrire, lire et bien s’exprimer étaient des habilités qui voulaient dire quelque chose, mais qui maintenant sont considérées comme superflues.

La vie va son cours jusqu’au jour où les fils retrouvent leur père mort. Dès lors, Lino n’a qu’une idée en tête, trouver quelqu’un qui pourra lui lire le cahier afin d’apprendre ce que cet homme renfermé disait sur lui et sur eux. La quête ne sera pas sans danger dans cette société qui n’en est plus vraiment une et qui voit ses valeurs anciennes délitées. Les véritables problèmes commenceront lorsque les garçons devront se frotter à un groupe de survivants inconnus, les Fidèles, qui adorent un dieu loufoque nommé Trokool et qui sont un tiers fou, un tiers prédateur, un tiers cannibale !
Soyons clairs, l’univers de La terre des fils n’a rien de vraiment original. Avec ces bandes de survivants complètement détraqués, nous ne sommes pas loin de Walking Dead ou encore de The Road de Cormac Mccarthy. Les récits rapportant l’histoire de groupes humains errant après la chute de la civilisation causée par un cataclysme sont un genre foisonnant depuis de quelques années. Toutefois, Gipi démontre tout son talent de conteur et réussit à nous accrocher en nous racontant simplement une bonne histoire constituée d’une intrigue fluide et d’une action enlevante tout en multipliant les situations angoissantes. Tout en nous absorbant avec son texte puissant, Gipi exploite des thèmes pertinents comme les relations pères-fils, la transmission de l’héritage et des savoirs et le passage de l’adolescence à l’âge adulte dans un contexte singulier. Le trait simple à la plume reste dépouillé et met en valeur l’authenticité de l’émotion que l’auteur veut rendre. Lorsqu’un récit est aussi fort, nul besoin de flafla graphique. Malgré sa noirceur, La terre des fils est l’une des bonnes bédé que j’ai lue depuis le début de l’année 2017.
9/10
La terre des fils
Auteur : Gipi
Éditeur : Futuropolis (2017)
288 pages