Par Dany Rousseau :

Même s’il n’est pas reconnu à sa juste valeur, Siris est une figure importante de la bédé québécoise underground depuis la fin des années 80 où il publie ses premiers dessins dans le fanzine Krypton. Participant à plusieurs collectifs de bande dessinée alternative, au Québec et en Europe francophone, Siris souligne les travers de notre société de façon incisive et grinçante. Après avoir réalisé quelques albums dans les années 90, Siris revenait en force en 2011 avec le premier tome de Vogue la valise (La Pastèque) qui faisait le récit de son enfance difficile balloté d’une famille d’accueil à l’autre. Aujourd’hui, l’intégrale de cette autobiographie nous est offerte dans un pavé grand format de 350 pages, toujours à La Pastèque, où Siris continue de livrer sans tabou son vécu.
Vogue la valise est l’histoire d’une famille profondément dysfonctionnelle, composée d’abord de Renzo Sioris, le père, alcoolique au bon cœur, mais qui s’avère tellement irresponsable qu’il n’arrive pas à conserver un travail et devient rapidement un handicap sévère aux destinés d’un foyer familial sain. Ensuite, il y a Luce, la mère, qui tente de garder la tête hors de l’eau autant qu’elle le peut, essayant de gérer un mince budget qui termine la plupart du temps dans le gosier de Renzo. Avec quatre grossesses en huit ans, les nerfs de Luce sont fragiles et menacent de lâcher à tout moment. Au cœur de cette misère endémique ponctuée de licenciements et déménagements nocturnes, un cinquième et dernier rejeton verra le jour dans ce clan en pleine déliquescence. Le garçon que l’on baptisera étrangement La Poule, alter ego de l’auteur, complètera le malheur des Sioris. Malgré tout l’amour sincère que les parents ont pour leurs enfants, les services sociaux jugeront leurs compétences parentales déficientes et les cinq petits seront placés en foyer nourricier. Par conséquent, La Poule, dès son troisième anniversaire, sera trimballée d’une famille d’accueil à l’autre en passant par l’orphelinat.
Au final, il aboutira chez les Troublant où il sera méprisé par la bonne-femme à cause de son goût pour le dessin et utilisé comme aide-domestique. La Poule sera contraint à faire le ménage, aller aux commissions, acheter au dépanneur des cigarettes, de la bière et des billets de loterie pour l’immonde bonhomme Troublant. Pendant 11 ans, il sera prisonnier de ce climat toxique en subissant les quolibets du fils de la maison Ti-Bourlet, considéré par ses parents comme le roi et maitre du logis. En assistant au drame de La Poule, on songe alors à une espèce de Cosette aviaire exploitée par des Tenardier québécois. Malheureusement aucun Jean Valjean ne passera par là. Jusqu’à sa majorité, avec docilité et résilience, La Poule tiendra bon grâce au dessin, à la musique et à quelques personnes dont l’amitié sera salutaire.

Malgré le triste résumé dont je viens de vous rendre compte, Vogue la valise n’est pas complètement le mélodrame que l’on pourrait imaginer. Certes, si l’émotion est parfois à fleur de peau — je pense entre autres à la scène de la mort de Luce qui est immensément puissante — nous ne sommes pas dans la série Olivier du larmoyant Josélito Michaud, ni dans le récit nombriliste. À mille lieues du pathos, Siris laisse même place à différents effets comiques tout au long de sa bédé. Le fait de se représenter graphiquement comme une poule parmi les humains est déjà un brillant trait d’humour et d’autodérision. Son plumage jaune et son bec constitueront toute sa différence et lui permettront de passer à travers les écueils de ce monde dur et sans états d’âme. La Poule n’est pas une victime et n’agira jamais comme telle, même si le sort semble vouloir s’acharner sur lui.
Siris utilise et joue efficacement avec la nostalgie tout au long de son histoire qui s’étale des années 60 aux années 80. La télé et les pièces musicales rappellent souvent l’époque précise où se déroule l’action. Que ce soit Robin fusée, Hawaï 5-0 ou Patof diffusés dans un téléviseur illustré dans le coin d’une case ou les paroles d’un tube des Beatles, de Kiss ou de Pagliaro qui flottent dans les airs, nous savons exactement où nous nous situons dans le temps. Vogue la valise en devient ainsi presque une chouette rétrospective de l’histoire de la culture populaire du Québec de ces années.
Le dessin chargé de Siris représentant des personnages caricaturaux aux allures parfois grotesques met en évidence le côté sale et brutal du milieu difficile dont on veut faire ressortir l’émotion. Ce dessin si particulier rappelle les fanzines des années 80 et 90 qui ont comme auteurs phares Richard Suicide, Henriette Valium ou Julie Doucet. Nous pouvons même aussi sans hésiter faire certains rapprochements avec le trait de Robert Crumb. Cet album dense autant par son contenant que par son contenu se lit agréablement et l’on s’attache rapidement à La Poule dont on suit le destin avec compassion et espoir de le voir grandir malgré la fange où la vie l’a déposé.
8.5/10
Vogue la valise, l’intégrale
Auteur : Siris (dessins et scénario)
Éditeur : La Pastèqe (2017)
349 pages