Par Dany Rousseau :

Les faux pas dans la carrière d’Emmanuel Lepage sont rares. Encore une fois, l’auteur nous offre avec son dernier ouvrage Ar-Men ; L’enfer des enfers (Futuropolis) une œuvre graphique magistrale. Après avoir trimballé ses pinceaux de Tchernobyl aux mers australes en passant par l’Antarctique, c’est maintenant dans son coin de pays que le bédéiste breton nous entraîne.
Ar-Men est le nom d’une roche insipide de 19 mètres sur 12 mètres située au bout d’un chapelet de récifs appelé la « chaussée ». Causant des centaines de naufrages depuis des temps immémoriaux, on y construisit au XIX ème siècle un phare s’élevant à 29 mètres de hauteur, se détachant dans le ciel gris de la côte armoricaine, au large de la petite île de Sein. La tour que l’on surnomme « l’enfer des enfers » est l’une des plus inaccessibles au monde tant elle est exposée aux vents et aux vagues sauvages du Finistère. En 1962, le phare accueille Germain, l’un des deux gardiens en service. Avec son collègue Louis, il veillera attentivement à ce que la lumière du géant de ciment et de pierre émette sans discontinuer ses trois flashs à toute les vingt secondes.

Sur la roche, Germain cherche le calme et la solitude. Il tente de panser ses blessures et dompter les fantômes du passé qui l’accompagnent toutes les nuits. Soir après soir, il les apaise en se racontant des légendes du pays. Isolés, au milieu de nulle part, approvisionnés épisodiquement, les gardiens de phare à Ar-Men mènent une vie qui n’est pas de tout repos. Lors des tempêtes, il n’est pas rare que tout le bâtiment soit submergé par des vagues de plusieurs mètres de haut qui font trembler l’édifice. C’est justement lors de l’un de ces gros grains que l’eau se moquera des portes d’aciers de la construction et s’engouffrera dans le phare en l’inondant en bonne partie le temps d’un sac et ressac d’une déferlante impétueuse. Louis sera blessé et Germain devra s’occuper de son collègue qui a risqué la noyade dans la cuisine du rez-de-chaussée. Une fois la tempête calmée, une fois Louis mis en sécurité dans son lit, Germain fera une découverte extraordinaire. Sous la peinture du mur de la cage de l’escalier en colimaçon, il va déchiffrer le récit du premier gardien d’Ar-Men que celui-ci a écrit sur le crépi.
Avec un grattoir, en enlevant délicatement des galettes de peinture écaillée, Germain fait la connaissance de Moïzez. En 1805, le Moïse breton sera retrouvé emmailloté à travers les débris d’un naufrage sur l’île de Sein. Adopté par une femme de la petite commune, l’enfant sera vite ostracisé à cause de ses cheveux roux et de ses origines floues. Pour ces raisons, il ne sera jamais vraiment intégré à Sein et l’on ne lui permettra pas de prendre la mer avec les autres. Il devra se contenter de travailler à la terre avec les femmes et de jouer avec des personnages imaginaires, sortis de la cosmogonie bretonne. Cependant, sa vie changera lorsqu’un ingénieur de la Direction des phares et balises, rattaché au Ministère de l’Intérieur, débarquera à Sein avec le mandat de construire un phare dans la région pour apporter une solution aux nombreux naufrages qui se produisent au large de l’île. Moïzez profitant de cette occasion inespérée se portera immédiatement volontaire pour participer à la réalisation de ce projet complètement fou qui rencontre une certaine résistance chez le syndic des pêcheurs. En effet, il faudra quinze ans pour ériger Ar-Men qui sera finalisé en 1881. Exposé aux éléments, la tâche ne pourra s’exécuter que petit à petit à coup de quelques dizaines d’heures par année. Les travaux à chaque expédition seront constamment interrompus par la mer qui menacera de se déchaîner. À chaque fois que la météo semblera ne pas vouloir collaborer, les ouvriers devront fuir le chantier en remontant en catastrophe dans leur barque afin d’éviter d’être emportés comme des fétus de paille. Moïzez, malgré les risques, apprendra à aimer Ar-Men et en deviendra tout naturellement son gardien. Les longues périodes d’isolement lui laisseront tout le loisir d’écrire sa vie et celle de son phare sur ses murs.
Cette astuce narrative brillante permet à Lepage de nous raconter deux récits simultanément. Celui de Germain en 1962 qui cherche la rédemption et celui de l’histoire fascinante du phare et de sa construction. Ar-Men est aussi une véritable ode à la Bretagne en glorifiant sa mer bonne et cruelle, ses marins trompe-la-mort, ses femmes courageuses, trop souvent veuves avant l’âge de trente ans ainsi que sa mythologie foisonnante où le monde des trépassés se mêle à celui des vivants. Avec enthousiasme, Lepage nous parle de Merlin, de druide, de la cité d’Ys ou encore du Bag Noz, le vaisseau fantôme dont le capitaine est toujours le premier chrétien noyé de l’année. En mélangeant Histoire, fiction et légende, Lepage nous offre un bel objet qui flirte avec le livre d’art. Son dessin somptueux, ses aquarelles à couper le souffle, ses scènes de tempêtes nous happent en nous racontant un récit passionnant qui nous fait presque sentir l’air salin de cette terre armoricaine à la fois rêvée et réelle.
9/10
Ar-Men ; L’enfer des enfers
Auteur : Emmanuel Lepage
Éditeur : Futuropolis (2017)
92 pages
Je trouve au contraire l’astuce narrative assez facile. Du coup on se retrouve avec des récits très différents avec un fil rouge qui s’étiole. Un vrai problème de rythme dans cet ouvrage.
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Pour ma part les deux récits ne m’ont pas gêné. J’ai trouvé que le tout était bien emboîté, pas parfaitement je te le concède, mais tout de même correctement exécuté. Merci pour ton commentaire 😉
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