Par Dany Rousseau :

Le Saint Suaire de Turin est probablement la relique la plus populaire de l’histoire et celle ayant suscité le plus de débats. Même si ce linceul — marqué par la silhouette d’un homme flagellé et crucifié — fut déclaré faux en 1988 par quatre équipes de chercheurs qui firent remonter ses origines au XIV siècle par sa datation au carbone 14, pour plusieurs croyants, l’étoffe reste la preuve de la résurrection de Christ. En apportant des arguments scientifiques tout à fait valables[1], les tenants de la vraie relique estiment que la science n’a pas répondu à toutes les questions que pose le suaire.
Que l’on y croie ou non, la saga de cette étoffe de lin est drôlement fascinante. C’est pour cette raison que j’attendais avec tant d’impatience cette nouvelle trilogie de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. En trois temps, chacun des tomes (t.2 Turin en 1898 et t.3 en Espagne en 2018) voyagera à travers l’histoire et l’espace autour du mystérieux drap mortuaire. Dessiné par Éric Liberge, Le Suaire ; t.1 Lirey 1357 (Futuropolis) prend comme point de départ la première mention de l’apparition du linceul christique à Lirey en Champagne au XIVe. S’inspirant de personnages et d’un contexte réel, les auteurs y injectent toutefois une certaine part de fiction.
En février 1357, la France vit des heures sombres. C’est la guerre avec l’Angleterre, le roi Jean Le Bon est détenu à Londres, la peste ravage le pays, des groupes de flagellants errants parcourent les campagnes en incitant le peuple à se repentir et à adopter la vraie foi. Ces inquiétants pénitents qui se mortifient au sang à coup d’auto-flagellation font planer une ambiance apocalyptique chez les gueux. Au cœur de cette époque incertaine, se jouent trois destins dans un lazaret de la communauté des pères de Saint-Antoine-de-Lirey. Tout d’abord, il y a Lucie, sur le point de prononcer ses vœux, qui tente de fuir ses tourments en exerçant comme simple nonne au chevet des pestiférés. Ensuite, nous avons l’évêque de Troyes, Monseigneur Henri qui vient sous l’ordre de son oncle demander à sa cousine Lucie de renoncer à sa vocation pour sauver sa famille de la ruine. Et pour finir il y a l’abbé Thomas qui cherche désespérément des fonds afin de construire une abbatiale digne de ce nom pour conserver sa relique de la « Vraie Croix » qu’il a ramenée de Jérusalem. Devant l’indifférence des seigneurs locaux, le religieux devra trouver d’autres formes de financement.
C’est donc autour d’une intrigue amoureuse, de passions interdites et refoulées ainsi que de vils sentiments de cupidité que se créera de toute pièce une nouvelle relique. Dans Le Suaire, les auteurs endossent la théorie du faux linceul fabriqué par la main de l’homme. Le prieur Thomas, après avoir sculpté une silhouette de face et de dos dans le tronc d’un arbre, demandera à Lucie d’utiliser son talent d’apothicaire pour créer une poudre au pigment particulier, afin d’imprégner le tissu mouiller qui enveloppera la sculpture. Une fois son œuvre complété, l’abbé Thomas espère qu’en exposant cet artefact extraordinaire, il fera de Lirey un haut lieu de pèlerinage où chaque obole sera un pas vers la construction de son abbatiale. En découvrant la supercherie, l’évêque de Troyes qui dénonce l’idolâtrie qui gangrènent les campagnes, s’opposera de façon véhémente au moine malhonnête.
Les auteurs étant rédacteurs d’essais et de séries documentaires sur le christianisme sont des érudits en ce qui a trait à la question religieuse. Tout au long de notre lecture, nous sentons et admirons leur maîtrise du récit. Le duo est documenté et leur premier chapitre fait référence à de véritables sources historiques qui mentionnent le Suaire pour la première fois en 1357 en Champagne à Lirey, où les autorités ecclésiastiques, c’est-à-dire l’évêque de Troyes, déclarent la relique exposée au prieuré comme un faux. Dans cette veine, Mordillat et Prieur proposent donc dans leur série une explication rationnelle au mystère du Suaire. Cependant, tout en comprenant l’exercice des auteurs, je dois opposer quelques bémols au mode de confection du linceul. Ce dernier est peu crédible et franchement tiré par les cheveux. Il est généralement entendu par plusieurs spécialistes et le Vatican que même si ce linceul est faux, chacun est d’accord pour affirmer que cette « icône » est un chef-d’œuvre d’art graphique et d’imitation réalisé sans pigment de peinture connu, probablement par un grand maître. Rien à voir donc avec un quelconque moine qui se rend en forêt et hop, bidouille un tronc d’arbre.
De plus, nous pourrions faire un autre reproche au scénario qui ne nous permet jamais vraiment de nous attacher aux personnages. Nous avons toujours l’impression durant notre lecture de passer à côté de l’histoire. L’intrigue amoureuse du couple de cousins ne nous émeut pas. Elle semble intégrée de force dans le récit, comme si on avait voulu appliquer une recette scénaristique. Heureusement, le dessin de Liberge contribue à donner une certaine substance à l’album. Le noir et blanc ainsi que les illustrations réalistes nous plongent dans cette époque dure et sombre. Ses représentations de cadavres et de malade de la peste provoquent des frissons. Son dessin est quasi documentaire.
Lirey 1357 est un premier chapitre et espérons que le deuxième tome de la saga lèvera davantage que cet épisode qui nous laisse un peu sur notre faim. Nous nous disons donc rendez-vous à Turin en 1898, alors que le Suaire sera photographié pour la première fois et bouleversera le monde.
6/10
Le suaire ; T. 1 Lirey 1357
Auteurs : Gérard Mordillat et Jérôme Prieur (scénario) Éric Liberge (dessins)
Éditeur : Futuropolis (2018)
72 pages
[1] Voir à ce sujet entre autres le documentaire réalisé pour la chaîne britannique Channel 4 televison et la chaîne franco-allemande ARTE https://www.dailymotion.com/video/xlbkjp Le Suaire de Turin la nouvelle enquête
Et la nouvelle étude de Guiolio Fanti de l’université de Padou réalisé en 2013 http://www.cnewsmatin.fr/culture/2013-03-30/le-suaire-de-turin-serait-authentique-selon-une-nouvelle-etude-432261