Par Dany Rousseau :

Pour le deuxième volet de notre spécial Sorj Chalandon en bédé, je vous présenterai probablement l’œuvre la plus poignante que j’ai pu lire depuis longtemps. Profession du père (Futuropolis) de Sébastien Gnaedig, adaptée du roman autobiographique homonyme, raconte l’histoire d’Émile Choulans — alter ego de Chalandon — un jeune Lyonais vivant avec ses parents dans un petit appartement. Foyer humble, la mère est ouvrière et le père est sans profession. C’est du moins ce que l’on apprend dès le départ lorsqu’Émile, âgé de 9 ans en 1959, doit rapporter à son instituteur sa fiche d’élève avec la rubrique « profession du père » remplie en bonne et due forme. Si le père en question, André, se refuse de répondre à cette question, c’est qu’il ne peut avouer son occupation principale qui s’avère être espion.
Il aurait aussi pu placer dans la même case: chanteur, fondateur du célèbre groupe « Les Compagnons de la chanson », conseiller de Charles de Gaulle, parachutiste ou agent de liaison pour la CIA. C’est ce qu’il dit à son fils à cœur de jour, car André est un mythomane qui s’amuse à bourrer le crâne d’Émile avec toute sa folie. Violent, l’affabulateur possède une santé mentale chancelante qui l’entraîne dans des délires quasi psychotiques le transformant en tyran frappant femme et enfants pour un oui ou un non.
Si l’organisation temporelle de la bande dessinée est constituée de différentes anecdotes en flash-back, se produisant entre 1959 et 2011 — alors qu’Émile adulte assiste à l’incinération du père — l’action principale se déroule surtout en pleine guerre d’Algérie. Choulans passe alors la majeure partie de ses journées à écouter les infos à la radio ou la télé. Lorsque les quatre généraux Salan, Challe, Jouhaud et Zeller tenteront un putsch à Alger le 21 avril 1961, le père d’Émile qui s’était toujours présenté comme un ami intime de De Gaulle, retournera sa veste et prendra le camp de l’OAS. Choulans sortira son vieil uniforme militaire pour faire croire à son fils qu’il fait maintenant de la résistance contre l’infâme général. Il enrôlera Émile pour écrire sur les murs du quartier les noms des mutins et de l’OAS au risque de se faire prendre. Comme un vrai officier, le père entrera dans la chambre de son fils, parfois en pleine nuit, pour l’astreindre à un dur entraînement physique digne d’un soldat de l’armée secrète. Il lui racontera toute sorte de balivernes sur un Ted, un héros de guerre américaine, agent de la CIA, garde du corps de Kennedy qui serait son parrain et serait venu en France pour chasser des communistes. Sa folie l’amènera même dans un projet d’assassinat du général de Gaulle en y impliquant Émile. Le jeune garçon manipulé deviendra à son tour manipulateur et c’est à ce moment que la mascarade risquera de déraper.
La Profession du père choque par sa violence et sa dureté. Ce roman graphique nous plonge dans un malaise face à la déchéance psychologique d’un homme et de l’ascendant qu’il peut avoir sur un fils qui l’admire et croit sur parole ses fables, malgré les coups et les sévices. On en vient à détester profondément cet homme imprévisible et n’avoir que du mépris pour cette mère mollassonne qui ne donne aucune protection à son garçon.
Si cette bédé est si dérangeante, c’est que la situation est dépeinte avec vérité. Le cycle de la violence domestique y est ouvertement exposé. C’est une œuvre brutale, troublante, mais en même temps belle et importante. Le graphisme sombre, minimaliste et dépourvu d’effet contribue à la dureté de l’univers du garçon. Le dessin est comme un chuchotement qui nous raconte une poignante histoire d’enfant battu et de résilience.
8/10
Profession de père, d’après le roman de Sorj Chalandon
Auteur : Sébastien Gnaedig (dessins et scénario)
Éditeur : Futuropolis (2018)
230 pages