Par Nicolas Otis:

À 41 ans, Yaro Abe quitte une carrière de près de 20 ans dans une agence de publicité pour réaliser un grand rêve : devenir mangaka. Motivé, il se lance ainsi dans sa nouvelle profession avec une série qui a pour thème… les cure-oreilles. Les « mimikakis » comme on les désigne au Japon, sont des bâtonnets en bois ou en métal à l’extrémité légèrement recourbée, qui sont utilisés dans des établissements qui font une spécialité des soins auriculaires. Au pays du soleil levant, le nettoyage de cérumen est perçu comme une expérience sensuelle voire orgasmique. L’univers du fantasme japonais demeurera toujours fascinant et singulier… N’empêche que la table est mise. Abe décide de faire des mœurs et de la psyché japonaise la trame de fond de son œuvre, présentée en une déclinaison de chroniques sociales.
Après la réception plutôt quelconque de Mimikaki, l`étrange volupté auriculaire, un brin trop niché, Abe doit se rabattre sur un autre thème s’il veut poursuivre son étude sociologique du Japon. Il décide d’explorer la cuisine. En 2006, La cantine de minuit ouvre ses portes, et devient aussitôt une véritable série culte. La traduction française du premier recueil est publiée en 2017. Le succès dans le marché francophone est immédiat : la série remporte la même année le Prix Asie de la Critique ACBD de L’Association des critiques et journalistes de bande dessinée.
« La cantine de minuit » est le surnom d’un restaurant unique de Shinjuku, ouvert de minuit à sept heures du matin. Derrière les fourneaux, le patron s’engage à préparer tout ce que ses clients commandent, à condition qu’il ait les ingrédients sous la main. Le concept narratif est simple : chaque chapitre (nommés nuits dans le manga) porte le nom d’un plat, qui sera central à l’histoire, et met en scène l’un des clients du restaurant. La gamme des personnages comprend des habitants du quartier, des yakuzas, des célébrités, de simples salariés, des strip-teaseuses, des hôtesses de bars, des patrons de PME et de nombreux autres travailleurs de la nuit. Abe fait une incursion dans toutes les strates de la société. Il dépeint les hauts et les bas notamment des divers groupes d’âge, des orientations et identités sexuelles, des classes sociales, des groupes d’intérêts de la société japonaise. À la fin de chaque jour, cette faune bigarrée se réunit autour d’un dénominateur commun, la cuisine. Elle est le début et la fin d’histoires d’amour, de familles, de ruptures, d’amitiés et de disputes. Elle attise les passions et fait surgir l’émotion. Avant tout rassembleuse, elle permet de marquer une pause dans le quotidien, juste le temps qu’il faut pour nouer des liens, parfois improbables.

L’œuvre de Yaro Abe est d’une grande douceur. Son trait épuré et minimaliste laisse toute la place aux personnages que nous découvrons et apprenons à connaître chaque nuit. Abe nous offre ainsi une véritable immersion dans la culture populaire japonaise. Les divers protagonistes sont attachants et authentiques et leur histoire résonne inévitablement avec un volet de notre propre expérience. Une série à déguster à petites bouchées. La compilation de tranches de vie, que l’auteur continue d’enrichir, totalise maintenant six recueils et quelques centaines de chapitres. Le lecteur trop gourmand risque de la trouver quelque peu redondante et parfois ennuyante à l’usure. Il fait bon de s’y saucer à l’occasion, tout en faisant preuve de modération, afin d’éviter l’indigestion.
Vous êtes resté sur votre appétit? Il existe maintenant un livre de recettes des plats qui sont en vedette dans la série, ainsi que deux films et une série télé. Je vous recommande particulièrement cette dernière, une production originale de Netfilx sous le titre Midnight Diner, dont la deuxième saison est depuis peu en ligne.
Mimikaki, l`étrange volupté auriculaire
Auteur: Yaro Abe
Éditeur: Le Lézard Noir (2018)
La cantine de minuit (6 volumes)
Auteur: Yaro Abe
Éditeur: Le Lézard Noir (2017-en cours)
J’ai bien aimé la lecture de la « Cantine de minuit ». Une lecture qui ouvre l’appétit à tout coup!
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