Les nymphéas noirs

Par Dany Rousseau :
Durant les 31 dernières années de sa vie, Claude Monet s’installa dans le petit village normand de Giverny où il réalisa plus de 250 nymphéas, c’est-à-dire plus de 250 peintures représentant son jardin et plus particulièrement son bassin d’eau avec ses nénuphars. Si cette série d’œuvres est l’une des plus emblématiques du mouvement impressionniste, ce qui fait toute sa particularité est qu’elle est enveloppée d’une aura de mystère. En effet, à mesure que les années s’écoulaient, les versions successives des nymphéas devenaient de moins en moins précises pour la simple raison que les cataractes de monsieur Monet s’épaississaient. Ses nénuphars et son étang devenaient ainsi de plus en plus flous, ressemblant davantage à un ensemble étrange de taches de couleurs. Voilà la raison pour laquelle on peut affirmer aujourd’hui que Claude Monet à la fin de sa vie flirta malgré lui avec la peinture abstraite.
Les Nymphéas noirs (Dupuis) est le titre du polar à succès de Michel Busi publié en 2011 et qui fait l’objet ici d’une adaptation en bédé par le scénariste Frédéric Duval et l’illustrateur Didier Casgrain. Les Nymphéas noirs racontent comment un bon matin de 2010, le destin du petit village de l’artiste se retrouva bouleversé lorsque l’on découvrit le cadavre d’un homme baignant dans un ruisseau, le crâne défoncé et la poitrine lacérée.
L’enquête sera prise en main par les inspecteurs Sylvio et Sérénac qui ne lésineront pas pour découvrir le meurtrier de Jérôme Morval, un chirurgien ophtalmologue qui semble trainer derrière lui un passé trouble avec les femmes et avec le marché de l’art.
Tout est mystérieux et inquiétant dans le Giverny de Busi, à mille lieues du village bucolique et touristique que l’on connait. Trois femmes; la méchante, la menteuse et l’égoïste partagent avec nous leur vision d’un village qui tient plus de la prison qu’un paradis rural. Avec ses airs de grand et beau jardin grillagé, Giverny est en fait un tableau impossible à déborder. À l’aide de l’intrigue habile de l’auteur, les femmes nous entraîneront dans une aventure étrange où pour une durée de treize journées, les portes du parc s’ouvriront pour ces trois femmes qui semblent porter le mal-être en elle. Ces treize journées seront une parenthèse qui s’ouvrira par un meurtre et se refermera sur un autre meurtre.
Les Nyphéas noirs est une histoire policière bien tissée, une leçon magistrale d’art narratif qui se conclut sur une surprise jubilatoire que nous ne voyons pas venir. Cette surprise nous laisse pantois et nous emballe. Dès la dernière page tournée, nous nous précipitons tout naturellement au début de l’album pour le feuilleter afin de découvrir où l’auteur a bien pu se jouer de nous durant le récit. Véritable leçon d’histoire de l’art et biographie sur la fin de vie de Claude Monet, la bédé est un pur délice grâce aux dessins et aux couleurs impressionnistes de Casgrain qui s’amuse avec les codes graphiques à notre plus grand plaisir. Du bon policier qui nous surprend et nous instruit.
8.5/10
Les Nymphéas noirs
Auteurs : Didier Cassegrain (dessins) Fred Duval (adaptation du roman de Michel Bussi)
Éditeur : Dupuis 2019
Zaroff

En 1917, alors que Lénine et les bolcheviques allaient transformer la Russie en Union des républiques socialistes soviétiques, le conte Zaroff, un riche aristocrate de la cour tsariste émigre afin d’éviter les problèmes évidents que pose sa condition. Parti avec toute sa fortune, l’original Zaroff, chasseur professionnel, s’installe sur une île au large du Brésil pour se consacrer à sa passion, la chasse à l’homme. En faussant les balises autour de son île où il s’est entouré de fidèles serviteurs et construit un luxueux château, le conte pousse les navires, s’aventurant sur son territoire, à s’échouer sur les récifs. Les naufragés sont toujours reçus avec courtoisie chez Zaroff. Une fois qu’ils ont bien mangé et se sont reposés, leur hôte leur offre toujours un marché. Si les rescapés souhaitent survivre, ils doivent participer à une partie de chasse démente où ils seront la proie et Zaroff le prédateur. Enfoncés dans la jungle humide, s’ils échappent au chasseur et à ses chiens durant 24 heures, ils pourront quitter l’île; sinon ils serviront de trophée à Zaroff qui exposera leur tête avec ses autres victimes.
Cette thématique inquiétante de l’homme chassé par l’homme est présente un peu partout dans l’univers littéraire et cinématographique depuis plus d’un siècle. En effet, quoi de plus angoissant que de s’imaginer être la proie de ses semblables dans un univers que l’on ne contrôle pas.
L’histoire de Zaroff fait partie des classiques du cinéma d’aventure du XXe siècle. Sortie en 1932, le film Les chasses du conte Zaroff s’inspire d’une nouvelle de Richard Connell The Most dangerous game. Aujourd’hui, c’est le scénariste Sylvain Runberg et l’illustrateur gaspésien François Miville-Deschêne qui nous ramènent l’inquiétant aristocrate russe dans notre actualité avec leur Zaroff publié chez Le Lombard dans la collection Signé. La version du duo franco nous propose un Zaroff marqué par un échec cuisant devant une proie qui a eu raison de lui il y a quelques années.
Défiguré par ses propres chiens, le conte a perdu tout envie de chasser et même de vivre. Toutefois, un événement fera brûler à nouveau le feu du prédateur. En effet, la fille du parrain de la mafia de Boston viendra sur son île pour venger son père victime de Zaroff. Fiona débarquera avec sa bande et imposera au conte ses propres règles. Zaroff devra devenir la proie et protéger sa sœur, son neveu et ses deux nièces qui ont été lâchés sur son territoire de chasse par la mafieuse. Si les Irlandais retrouvent la famille de Zaroff avant lui, ils seront tous exécutés.
Ici nous sommes dans le pur récit d’aventures. Les dessins de Miville-Deschêne tout en étant réaliste sont tout en fluidité en accord avec le scénario de Runberg rempli d’action. Les superbes cases nous font ressentir les piqures harassantes des moustiques et toute la moiteur de la jungle. Le genre ne plait pas à tout le monde. L’aventure peut souvent sombrer dans le n’importe quoi et nous offrir des rebondissements qui tombent à plat. Je ne suis pas admirateur, mais lorsque l’on m’offre un suspens d’une telle qualité, j’adhère entièrement. La tension dramatique est impeccable. La réalisation et le découpage nous transportent littéralement dans cette partie de chasse perverse. Les rebondissements et les talents de chasseur de Zaroff sont jubilatoires et l’on a presque pitié de ces gangsters habillés en tenu de ville qui sont complètement hors de leur zone de confort. Une belle réussite de ce duo d’auteur qui nous offre une bédé sans prétention dangereusement efficace.
9/10
Zaroff
Auteurs : Sylvain Runberg (scénario) Miville-Deschêne (dessins et scénario)
Éditeur : Le Lombard, collection Signé (2019)
88 pages