Par Dany Rousseau
Lorsque la grâce les touche, les non-initiés au 9e art sont toujours surpris de constater que la bédé ne se limite pas à Tintin et Astérix. Ils sont alors emballés de découvrir que ce média se décline autant en mode littéraire, poétique, humoristique, informatif, documentaire, politique et j’en passe. Avec Vous avez détruit la beauté du monde (Moelle graphik), la bande dessinée est ici utilisée carrément comme une publication scientifique et le résultat est drôlement intéressant.
« Vous avez détruit la beauté du monde » sont les dernières paroles que cria la poétesse Huguette Gaulin avant de s’immoler publiquement à Montréal sur la place Jacques-Cartier en juin 1972. Ce fait divers toucha particulièrement le parolier Luc Plamondon qui en fit une chanson qui reste à ce jour l’une ses grandes créations. Ce geste d’éclat de la jeune femme sert d’introduction à la bédé et à notre incursion au cœur d’une recherche socio-historique passionnante.
Le sociologue et criminologue Patrice Corriveau et les historiens André Cellard et Isabelle Perreault de l’Université d’Ottawa travaillent depuis 10 ans sur 20 000 dossiers dans lequel le coroner a conclu à un décès par suicide sur le territoire du Québec entre 1763 et 1986. Ces enquêtes, qui cherchent à déterminer les causes et les circonstances des décès contiennent des descriptions, des témoignages et à partir du 20e siècle, des photographies des scènes de suicide.
À l’aide de ces sources historiques, les chercheurs tenteront de comprendre et interpréter l’idée du suicide dans le temps. Dans cet immense chantier consacré à l’histoire des mentalités, l’historienne Isabelle Perreault se penchera plus particulièrement sur les modus operandi des suicides. Selon elle, la façon qui est choisie pour se mettre à mort n’est pas innocente. Le dernier acte de la vie du suicidé sera minutieusement mis en scène et servira ainsi à lancer un message aux vivants, proches et contemporains. Isabelle Perreault extraira de sa masse de données des tendances et des particularités sociales qui en dévoileront beaucoup sur une époque et sur l’imaginaire collectif d’un peuple. Si l’on affirme que la pendaison au grenier est rependue dans tout l’occident, le suicide en forêt fait partie intégrante de l’imaginaire japonais. Pour le Québec du 20e siècle, ce seront des lieux symboliques comme le pont Jacques-Cartier ou le métro de Montréal qui seront associés à l’idée du suicide.
Si les résultats de recherches de l’équipe furent l’objet de nombreuses publications et communications scientifique, les auteurs se sont demandé à un certain moment si les travaux n’intéresseraient pas le grand public. Les données factuelles des rapports du coroner restant des données froides sans émotion et souvent scabreuses, il fallait trouver une forme de publication vivante et accessible qui ne tomberait pas dans le sensationnalisme. Leur réflexion les amènera tout naturellement à se tourner vers l’art et plus particulièrement vers la bande dessinée qu’ils considèreront comme le médium le plus apte à communiquer leur démarche et leur résultat. C’est à ce moment que se greffera à l’équipe le bédéiste Christian Quesnel. Avec un tel sujet, il aurait été facile de faire dans le voyeurisme. Cependant, il n’en est rien. Quesnel avec un dessin souvent vaporeux jouant avec les teintes bleutées et sépia fait preuve d’une grande sobriété. Il se tient loin des illustrations trop graphiques.
Au départ, je vous avouerai que j’avais un peu peur du sujet. Le suicide n’est pas un thème des plus réjouissants et parfois il peut paraître même carrément sinistre. Cependant, tout au long de la lecture, Quesnel nous touche davantage qu’il nous horrifie ou nous inquiète. Les aspects historiques et sociologiques restent fascinants et il est toujours étonnant de voir comment les historiens sont capables de nous immerger dans la mentalité d’une époque.
Bref, Vous avez détruit la beauté du monde est une belle réussite. Un bémol toutefois; j’en aurai pris un peu plus long. Les auteurs ont peut-être craint de rendre leur publication trop indigeste, mais ils ont accompli un travail d’une telle qualité que l’on est un peu triste de refermer le livre après 68 pages.
9/10
Vous avez détruit la beauté du monde : Le suicide scénarisé au Québec depuis 1763.
Auteurs : Isabelle Perreault, André Cellard, Patrice Corriveau (scénario) Christian Qesnel (dessins)
Éditeur : Moelle Graphik (2020)
68 pages