Par Danyrou :
Cet été débute la longue série des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale (1914-1918). Une foule d’activités se dérouleront autour de ce thème : sortie de films, de documentaires, de conférences, d’émissions et dossiers spéciaux dans les médias, de publications de bouquins et bien sûr de bandes dessinées. Bdmétrique veut profiter de cet évènement pour vous suggérer une liste commentée de bédés ayant comme sujet ce premier grand conflit à embraser le monde entier.
D’abord confinée à l’Europe, cette guerre, qui s’annonçait brève et serait rapidement gagnée, trompa tous les pronostics et experts de l’époque. Contre toute attente, les affrontements se généralisèrent, devinrent de plus en plus meurtriers et durèrent quatre pénibles années. Le bilan est du jamais vu dans l’histoire de l’humanité: presque 19 millions de morts, dont 8,9 millions de civils et plus de 20 millions de blessés et de mutilés.
Dès les premiers combats de 1914, on sentit que cette guerre ne ressemblerait pas aux autres. Le choc majeur pour tous les contemporains fut sans conteste de découvrir subitement que l’art de la guerre était passé à un autre niveau. Ce furent les débuts de la guerre industrielle. Des armes plus meurtrières, plus précises étaient maintenant produites en série dans des usines qui roulaient à plein régime. Les mitrailleuses et les canons du 20e siècle déchirèrent et pénétrèrent les corps de soldats formés pour les guerres du 19e siècle. Plusieurs générations ont été marquées par le souvenir ou le récit de l’horreur de la guerre des tranchées: le froid mordant, la boue, les rats, le pilonnage incessant et oppressant de l’artillerie, et ces attaques absurdes, baïonnettes au canon, qui faisaient parfois des dizaines de milliers de morts en une seule journée.
À l’instar des autres médiums artistiques, la bédé s’est évidemment intéressée à cet épisode traumatisant de l’histoire. Déjà, à l’époque, des dessinateurs s’investissaient dans l’effort de guerre, bien que leurs planches ignoraient encore les codes modernes du neuvième art. Comme on peut le lire dans l’excellent numéro Hors-Série des Beaux-Arts Magazine Bécassine et les Pieds Nickelés ont contribué à la propagande pour la victoire des armées alliées. En jouant de vilains tours aux « Boches » et en les ridiculisant, les héros illustrés contribuèrent sans conteste à remonter non seulement le moral des troupes, mais aussi celui des citoyens petits et grands resté à l’arrière.
En ce qui a trait à la bande dessinée que l’on peut qualifier de moderne ou mature, 14-18 est devenu un sujet de prédilection près de 60 ans après le Traité de Versailles. Les premiers auteurs qui se frottèrent donc au sujet ne sont pas des contemporains, mais plutôt des petits-enfants des soldats ayant subi les tranchées.
L’auteur dont on peut affirmer sans hésiter qu’il est le père de la guerre de 14-18 en bédé est sans nul doute Jacques Tardi. Son opus le plus illustre sur ce thème est C’était la guerre des tranchées. Publié en 1993 chez Casterman et réédité à l’occasion du centenaire, cette bédé raconte sous forme fictionnelle différentes petites histoires sans ordre chronologique, mais toutes inspirées de témoignages de poilus.
Le bédéiste ayant grandi avec les souvenirs d’un grand-père gazé et ayant fait Verdun, fut dès l’enfance marqué par cette guerre qu’il ne connut que par procuration. Chez Tardi, le soldat est la victime d’une machine et d’un système plus grand que lui. Les officiers, les capitalistes et les élites sont vus comme des marionnettistes manipulant sur les champs de bataille des millions d’hommes de toutes nationalités confondues qui s’entretuent pour les intérêts propres des classes dominantes. L’horreur est toujours au rendez-vous chez Tardi. Il s’applique à nous démontrer toute l’absurdité de la guerre avec ces soldats cyniques, désillusionnés. À des milliers de kilomètres de l’état d’esprit d’août 1914 où on allait dans la joie récupérer l’Alsace et la Lorraine et prendre une bière de la victoire à Berlin avant Noël. Les poilus de Tardi ne sont plus dupes des discours creux qui tentent de leur vendre une guerre juste pour la liberté contre la barbarie teutonique. L’auteur nous raconte les suicides de soldats traumatisés par les bombardements incessant et la confinement derrière des tranchées boueuses et infestées de rats. Il nous rapporte aussi les tentatives d’automutilations, les coups de folie meurtrière, les pertes de contact avec la réalité qui peuvent mener tout droit au peloton d’exécution. Tardi raconte en préface: « Il n’y a pas de héros, pas de personnage principal dans cette lamentable aventure collective qu’est la guerre. Rien qu’un gigantesque et anonyme cri d’agonie. »
Comme deuxième ouvrage, nous mentionnerons un autre travail de Jacques Tardi. Putain de guerre!, également publié chez Casterman en 2009. Cette bédé se divise en deux volets, soit une partie illustrée et une partie texte documentaire. Dans la première partie, Tardi dessine différentes scènes racontant la guerre de façon chronologique. Sans dialogues, chaque illustration est plutôt coiffée d’un encart où un poilu non identifié nous raconte la guerre à sa façon, c’est-à-dire à la façon Tardi… lucide et cynique dans un français truffé de mots d’argot typique de l’ouvrier parisien de l’époque. À la fin de cette première partie, le vieux complice de Jacques Tardi, l’historien et collectionneur Jean-Pierre Vernay, prend le relais en nous offrant un texte racontant de façon plus académique les principaux faits de la Grande Guerre, ce qui nous permet d’approfondir la question.
La troisième bande dessinée que nous avons sélectionnée est la série en 4 volumes de Notre mère la guerre de Kris et Maël chez Futuropolis. Publié entre 2009 et 2012 et réédité au printemps 2014 dans un bel intégral sous l’égide de la Mission du centenaire 14-18, ce roman graphique raconte l’histoire du lieutenant de gendarmerie Vialatte qui enquête sur le meurtre sordide de quatre femmes juste derrière les premières lignes d’affrontement. Voilà ce qu’on peut appeler une prémisse accrocheuse. Toutefois, dès les premières pages l’on ressent toute l’étrangeté de la situation. Cet officier absorbé par cette enquête sur quatre uniques meurtres nous devient quasi absurde lorsque l’on réalise que tout autour de Vialatte des centaines d’hommes meurent presque chaque jour dans des circonstances tout aussi atroces. Cependant, notre malaise est soulagé lorsque l’on réussit à mettre des mots sur notre émotion. Tel que l’exprime le capitaine Janvier, le supérieur de Vialatte, ces assassinats de femmes choquent, malgré la mort qui est partout, car ils représentent une attaque violente portée à la beauté qui persiste par-delà la laideur et l’horreur.
Vialatte sera vite amené à enquêter en première ligne sur un peloton formé de jeunes délinquants encore mineurs qui se sont vus offrir le choix d’écouler leur peine à l’école de redressement ou de s’enrôler comme fantassins. Rolland Vialatte, catholique pratiquant et progressiste, s’attachera à ces jeunes avec lesquelles il passera de durs moments dans leur tranchée. Notre mère la guerre est une enquête policière dans le contexte de 14-18, mais est aussi un voyage dans cette « der des ders ». L’enquête devient vite un prétexte pour nous entraîner et nous faire découvrir différents aspects de ce massacre. La vie de tranchée bien sûr, mais aussi Paris avec ses planqués et souvent son incompréhension. Les émotions aussi que suscite cette situation hors du commun vécue par des hommes normaux arrachés à leur quotidien paisible de paysans, de commerçant ou d’ouvrier sont grandement exploitées. La camaraderie, la compassion, les luttes de classes au sein des troupes, l’humanisme et – thème peu souvent abordé — l’ivresse du combat, le sentiment d’absolu, l’ensorcèlement de la première ligne lors de l’affrontement au corps à corps avec l’ennemi sont d’autres questions abordées de façon fine et intelligente. Rien n’est noir ou blanc dans notre Mère la guerre, mais tout en entièrement humain. De plus, les dessins de Maël sont magnifiques à l’aquarelle avec des teintes de gris et de jaune sable qui expriment bien l’abjection des tranchées.
Nous vous avons parlé en juin de La Grande Guerre : Le premier jour de la bataille de la Somme (Futuropolis-ARTE édition 2014) de Joe Sacco. Il nous fait plaisir de la mentionner ici une nouvelle fois dans notre palmarès. Ce tout récent travail doit être qualifié d’essentiel dans la panoplie des publications tous genres confondus qui nous sont offertes dans le sillage des commémorations. Inspiré de la tapisserie de Bayeux, la fresque du bédéjournaliste américain se déplie et s’étale sur sept mètres de long. Ce singulier et bel objet, détaille heure par heure les événements de ce premier juillet 1916 qui sera le début de la plus sanglante et couteuse bataille de toute l’histoire militaire britannique. Encore une fois, les officiers de Sa Majesté y brillèrent par leur incompétence et ce furent une fois de plus de simples soldats qui en payèrent le funeste prix (57 000 hommes tués ou blessés à la fin de la première journée). La minutie, l’intelligence et la virtuosité avec laquelle Sacco nous offre sa frise en font un chef-d’oeuvre et un futur classique.
Les Folies bergères de Francis Porcel et Zidrou méritent elles aussi leur place dans ces lignes (À notre grand étonnement, l’album publié par Dargaud en 2012, n’apparaît pas nécessairement dans toutes les compilations 14-18). Notre deuxième lecture de ce livre fut l’occasion de l’apprécier davantage et de lui donner toute la place qu’il mérite. La bédé raconte l’histoire de la 17e compagnie qui a baptisé sa tranchée du nom des « Folies Bergères » par dérision, mais aussi après un serment fait par ces soldats de se retrouver à cet endroit de plaisir parisien de la Belle Époque, dès que la guerre sera finie. Ici, l’ambiance fait place à l’étrange dans les pages illustrées par Porcel: un fusillé qui ne meurt pas, une enfant dans le no man’s land venu chercher son père, un capitaine qui a des hallucinations dès qu’il se retire dans son abri… Nous suivons du même coup, tout au long de cette histoire, un prêtre aumônier, ami d’enfance du capitaine qui assiste en témoin impuissant à la lente descente vers la folie que vivent ces hommes usés, brisés par une trop longue période au feu. Heureusement, pour certains personnages, la camaraderie, les blagues de caserne et l’alcool permettent de ralentir un peu la marche vers la perte de contact avec la réalité. Pour ajouter à l’étrangeté de ce récit, Zidrou, le scénariste, nous propose un procédé narratif intéressant. Il ponctue l’histoire d’un aller-retour régulier entre le quotidien de ces hommes vivant dans une violence horrible et des scènes bucoliques nous illustrant le peintre Claude Monet qui peint ses étangs dans le calme de sa campagne. Tout semble tranquillité et beauté autour de l’artiste si ce n’est des interventions impertinentes d’un petit jardinier qui demande toujours au peintre pourquoi il ne dessine pas de grenouilles au travers ses nénuphars. Zidrou utilise brillamment ce contraste entre les deux situations pour illustrer deux mondes qui existent à quelques centaines de kilomètres de distances, mais qui semblent se situer sur deux planètes différentes. Dans un cas, la vie s’écoule lentement en toute normalité et dans l’autre on dirait que l’enfer s’est installé sur terre. Un livre étrange donc, mais sensible et excellent.
Pour terminer, faisons place à l’humour afin d’alléger l’atmosphère. La ligne de front dans la collection Une aventure rocambolesque de … réalisée par Manu Larcenet chez Dargaud (Poisson Pilote) en 2004 raconte l’histoire improbable de Vincent Van Gogh qui est chargé par le président de lui dépeindre la situation au front à l’aide de tableaux qu’il doit réaliser en première ligne. La première interrogation qui nous vient dès que nous apercevons la couverture de cette bédé est évidemment: «Quoi? Van Gogh était vivant lors de la Première Guerre mondiale? N’est il pas mort vingt-quatre ans avant le début du conflit?» Larcenet nous explique cet anachronisme dès les premières cases. La version officielle voulant que le peintre soit mort en 1890 s’avère fausse. Nous apprendrons que son décès fut en réalité un canular. Le gouvernement avait organisé sa mort médiatique après qu’il eu échoué dans la mission pour laquelle l’État l’avait enrôlé, soit d’éliminer physiquement les cubistes. Voilà du grand Larcenet qui nous transporte dans son monde absurde et déjanté.
Van Gogh est dépeint comme un dur au sale caractère qui doit être accompagné en première ligne par un officier couard qui ne s’est jamais rendu aussi près des combats. Le duo est hilarant et la formule est redoutablement efficace côté ressort comique. Le peintre nous fait rire lorsqu’il fait des crises de diva quand on lui reproche de trop mettre de jaune. Lorsqu’on le comparera à Monet, il s’évertuera à dire que LUI… a du « désarroi » dans sa personne et son œuvre et que Monet ne sait faire que des gonzesses à poil. Une lecture franchement réjouissante et que l’on ne se lasse pas de relire et de regarder. Les peintures que Van Gogh fait des tranchées, imaginées par Larcenet, sont de toute beauté. Cependant si nous connaissons bien Manu Larcenet nous savons qu’il ne fait pas souvent rire gratuitement. Derrière la grosse déconnade, il y a matière à réflexion, ça reste tout de même une bande dessinée sur 14-18…
Voilà, nous vous souhaitons bonne lecture. Nous espérons que cette petite liste commentée vous aidera à faire de bon choix si le sujet vous intéresse ou qu’elle vous donnera le goût de lire sur la Grande Guerre en bédé. Si vous avez des questions ou des suggestions de lecture qui pourraient alimenter ce dossier, n’hésitez pas à nous les faire parvenir.
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